Comme son titre le suggère discrètement, le coffret “The RCA & Arista Album Collection” ne contient pas l’intégrale des enregistrements effectués par Lou Reed entre 1972 et 1986 pour les deux labels aujourd’hui distribués par Sony Music. Volonté de l’artiste sans doute, qui était lui-même aux commandes de ce coffret néanmoins passionnant et indispensable, ne serait-ce que pour la qualité du travail éditorial et celle, époustouflante, du son.
Évacuons en prélude les sujets qui contrarient, voire qui fâchent les fans. Curieusement, “Lou Reed Live” et “Live In Italy” manquent à l’appel. Cela peut se comprendre – sinon s’admettre – pour le second, capté en 1983 lors d’une tournée italienne effectuée en compagnie de Robert Quine, Fernando Saunders et Fred Maher, car il n’est pas aussi essentiel que les légendaires “Rock N Roll Animal” de 1974 et “Take No Prisoners” de 1978. L’absence de “Lou Reed Live” est en revanche plus surprenante. Paru un an après “Rock N Roll Animal” et enregistré lors de la même soirée new-yorkaise, son impact ne fut certes pas aussi fort, mais il forme depuis un diptyque insécable avec le premier nommé. Lou Reed estimait-il que seul “Rock N Roll Animal” suffisait à rendre compte de cette folle nuit électrique de décembre 1973 ? Rappelons de plus que “Rock N Roll Animal” a déjà été réédité en 2000 et augmenté de deux titres, How Do You Think It Feels et Caroline Says I. Mais c’est la version du 33-tours original qui est ici privilégiée… Preuve (?) que notre animal rock’n’roll était en mode nostalgique – on le serait à moins – lors des deux mois passés en studio aux côtés du producteur Hal Willner pour réécouter et restaurer sa musique. [Deux titres bonus, ça fait toujours plaisir, mais il faut avouer qu’ils n’étaient pas indispensables et perturbaient un peu le pacing originel du disque, NDR.]
Au chapitre des petites contrariétés, les fans remarqueront aussi que les deux démos acoustiques de Hangin’ ’Round et Perfect Day ont été supprimées dans le cd de “Transformer” (1972), le classique des classiques de Lou Reed (avec “Berlin”, of course). Avaient-elles été ajoutées sans son consentement ? Et ce n’est pas tout : par rapport à la superbe réédition de 2006, déjà supervisée par le maître himself, six bonus tracks pourtant fort intéressants ont également été supprimés dans “Coney Island Baby” (1976), sans parler de Good Taste dans “Sally Can’t Dance” (1974). Tout cela augure-t-il d’un futur projet consacré aux inédits et autres raretés supervisé par Hal Willner ? Espérons-le…
On comprend parfaitement que ces pépins discographiques puissent être mal vécus par certains hardcore fanatics (à en croire certains propos tenus sur la toile…), ils sont rapidement oubliés dès qu’on (re)plonge au cœur de la musique.
On pense, souvent à tort, que tout le monde connaît par cœur les classic albums de Lou Reed : “Transformer”, “Berlin”, “Rock N Roll Animal”, voire “Sally Can’t Dance”, “Coney Island Baby”, “Street Hassle” et “Take No Prisoners”. Mais ce transformiste rock capable d’être aussi doux qu’agressif n’a jamais été aussi populaire qu’un Bowie ou un Springsteen, et hormis la trilogie culte “Transformer / Berlin / Rock N Roll Animal”, la majeure partie de ses albums restent des objets de fascination. Fervente, certes, mais exercée par un public souvent divisé dans ses passions – il en va souvent ainsi avec les artistes qui se remettent toujours en question.
Il y a ceux qui vénèrent “Rock N Roll Animal” et ne supportent pas “Take No Prisoners”, et inversement. « hard-rock vulgaire » ou « brulôt électrique » pour le premier, « Sommet de proto-punkitude » ou « massacre musical doublé de digressions bavardes » pour le second : choisissez votre camp.
Il y a ceux qui estiment que “Metal Machine Music” (1975), opus bruitiste et instrumental dont tout le monde adore le concept mais que personne n’écoute est, c’est selon, une « insulte à la musique » ou un génial « fuck you ! » au système.
Il y a ceux qui, lors de sa parution, ont détesté “Berlin” et qui aujourd’hui l’encensent. (Hal Willner se charge de rappeler qui dans le livret…)
Il y a ceux qui écoutent toujours en boucle “Coney Island Baby”, ne serait-ce que pour la sublime ballade alanguie et crépusculaire qui lui donne son titre (et parce que, aussi, il fallait bien se remettre des tourments noisy imposés par “Metal Machine Music”). Du coup, ils ont parfois négligé “Sally Can’t Dance” (paru en plein été 74, quelques mois après “Rock N Roll Animal”), qui est un peu à Lou Reed ce que “Young Americans” est à son pote Bowie : un magnifique opus teinté de R&B métis (la chanson titre !) et truffé de classiques mineurs (Ride Saly Ride, Baby Face, Kill Yous Sons…). Au passage, on conseille à ceux qui ont loupé le train “Sally Can’t Dance” de sauter dans les wagons de “Rock And Roll Heart” (1976), pas moins R&Bisant, et louchant même sur le jazz, de façon oblique mais créative. À cette époque, le backing band de Lou Reed était constitué de musiciens qui, quelques années plus tard, formeront l’Everyman Band qui enregistrera deux disques pour ECM.
Et dans le mésestimé “The Bells” (1979, featuring l’étrange et hypnotique Disco Mystic), on remarque la présence, un peu trop discrète hélas, du légendaire Don Cherry à la trompette – vingt-quatre ans plus tard, Lou Reed enregistrera avec le frère d’âme de Don Cherry, Ornette Coleman, dans le controversé “The Raven” (seul Joe Henry a lui aussi réussi à convaincre Don Cherry et Ornette Coleman à enregistrer avec lui à quelques années d’intervalle, mais c’est une autre histoire…)
Il y a ceux, pas assez nombreux à notre goût, qui savent que “Street Hassle” (1978) est LE trésor oublié de la discographie de Mister Reed, un recueil de rock poisseux génialement mis en son (Sweet Jane qui bruisse sous Gimmie Some Good Times, on adore), dans lequel le maître cultive son art du parlé-chanté avec un raffinement qui fleure bon le spleen urbain (la géniale suite qui donne son titre au disque) et teste le politically correct avec la verve mordante d’un poète pyromane (I Wanna Be Black).
Il y a ceux qui ont carrément zappé les albums des années 1980. Trop estampillé “seventies” le Lou ? Lavé, rincé, noyé dans l’alcool ? Pochette repoussantes ? (Il est vrai que tout le monde n’avait pas forcément capté le côté pour le moins décalé celle de “New Sensations”…) Quoiqu’il en soit, si “Legendary Hearts” (1983), “New Sensations” (1984) et “Mistrial” (1986) sont plutôt inégaux, et que soniquement leurs rides sont plus apparentes et plus embrassantes que celles des albums des années 1970, ils contiennent malgré tout quelques pépites : Make Up Mind, Martial Law, I Love You Suzanne, Doin’ The Things That We Want To Do, Mistrial, The Original Wrapper (Lou Reed rappeur, à prendre au second degré, mais à déguster sans modération), Tell It To Your Heart…
Et puis il y a l’autre trésor oublié de Lou Reed, “The Blue Mask” (1982), enregistré avec Robert Quine à la guitare, Fernando Saunders à la basse et Duane Perry à la batterie. Un bijou rock à la fois puissant et cristallin (les guitares de Reed et de Quine s’accordent idéalement), subtilement électrique, inspiré d’un bout à l’autre, tout en contrastes – de l’incandensce rock de la chanson titre au spoken word jazzé de The Day John Kennedy Died.
Outre les seize albums remasterisés et restaurés avec un soin maniaque, vous trouverez dans le noir coffret “The RCA & Arista Album Collection” un beau livre de 80 pages (extrait d’interviews d’époque, texte d’Hal Willner, photos, détails discograhiques complets), des reproductions d’affiches ou de flyers sur papier glacé, et le fac similé d’un poster promo RCA – que vous n’oserez sans doute pas accrocher au mur, de peur de l’abimer. •
Coffret “The RCA & Arista Album Collection” (17 CD, RCA Arista Legacy / Sony Music).
À lire “Lou Reed – Electric Dandy” de Bruno Blum (éd. Castor Music, édition complétée après la mort de Lou Reed).