En 1969, Easy Rider bouleverse les codes du cinéma et des bandes-son hollywoodiennes. Souvenir d’une rencontre avec son réalisateur-scénariste-acteur Dennis Hopper.
Film-clé du cinéma rock et porte-drapeau de la révolution freak, Easy Rider est le long-métrage fondateur du Nouvel Hollywood, le sésame qui permit à toute nouvelle génération de réalisateurs, acteurs et scénaristes de défoncer les portes de l’ancienne forteresse des hauteurs de Sunset Boulevard. Tourné pour un budget de 400 000 $, L’épopée tragique de Billy (Dennis Hopper) et Wyatt (Peter Fonda), deux motards tentant de rallier La Nouvelle-Orléans dans le but de conclure un ultime deal, s’inspire ouvertement de Wild Angels, un biker movie de Roger Corman où figure déjà Peter Fonda, et du Fanfaron (1962, avec Vittorio Gassman et Jean-Louis Trintignant), tragi-comédie de Dino Risi à laquelle le long-métrage emprunte la trame du voyage sans retour. Film-synthèse, Easy Rider confronte les éléments de la contre-culture à l’hyper-réalisme du cinéma vérité. Les valeurs de l’idéalisme hippie s’affichent à l’écran (au début du film, Wyatt/Peter Fonda jette symboliquement sa montre avant de prendre la route), tout comme le rêve du retour à l’Eden (la séquence naturaliste du coucher de soleil sur Monument Valley) et, en filigrane, le mythe tenace de la frontière, la conquête d’un ouest mythique.
Omniprésent dans le film, le rock opère comme un miroir du script de Dennis Hopper et Terry Southern. En conjuguant l’acid-rock (l’hymne biker « Born To Be Wild » de Steppenwolf, Jimi Hendrix et son ultra-psychédélique « If 6 Was 9»), le bluegrass lysergique (The Holy Modal Rounders, Fraternity Of Man) et le country-rock pastoral (The Byrds et The Band avec « The Weight ») aux grands espaces de la balade motorisée de Wyatt et Billy, Easy Rider offre à la fois les images et la bande-son d’une liberté sans limites. « J’ai tourné Easy Rider en cinq semaines et demie », racontait Dennis Hopper à Muziq en 2008, en marge d’une rétrospective à la Cinémathèque française. « On a traversé les États-Unis non-stop, et je n’avais jamais le temps de regarder les rushes. De retour à Los Angeles,je me suis retrouvé avec soixante heures de film. J’ai mis plus d’un an à monter Easy Rider. Tous les matins, je me rendais au studio en écoutant la radio. C’est là que j’ai entendu « Born To Be Wild » et « Goddamn, The Pusher Man » (sic) de Steppenwolf, « If 6 Was 9 » de Jimi Hendrix, The Band et The Byrds… Orson Welles disait toujours qu’il fallait toujours monter les images en premier sans se préoccuper du son. Le son devait venir après. J’ai donc d’abord monté les scènes de moto sans musique. J’ai rajouté ensuite les chansons de Steppenwolf et ça collait parfaitement. »
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Les interconnections entre le film et la culture rock se retrouvent jusque dans un casting où apparaît Phil Spector, qui prête son dandysme pincé (et sa Rolls avec chauffeur) à la scène d’ouverture, un fructueux deal de cocaïne sur le tarmac d’un aéroport. Toutefois, la bande-son d’Easy Rider compte un grand absent. « Mon seul regret, c’est de ne pas avoir eu Bob Dylan », se remémore Dennis Hopper. « On voulait qu’il nous donne « It’s Alright, Ma (I’m Only Bleeding) », mais il a refusé après avoir vu la scène du cimetière de la Nouvelle-Orléans où Peter, qui avait pris un acide avant la prise, demande pardon à sa mère. Frances Ford Seymour, la mère de Peter, s’était suicidée quelques années plus tôt et Bob avait été très troublé, ou peut-être gêné, par cette séquence. Nous sommes finalement parvenus à un accord : Bob a laissé Roger McGuinn chanter « It’s Alright, Ma (I’m Only Bleeding) », et Bob a écrit un couplet de « Ballad Of Easy Rider », que les Byrds chantent dans le film. »
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Révolutionnaire à plus d’un titre, la bande originale d’Easy Rider bouscule également la tradition des scores hollywoodiens en alignant des titres pré-existants tout en s’affranchissant de partition instrumentale. « C’était la première fois qu’on faisait ça, souligne Dennis Hopper. En général, à Hollywood, tout le monde composait un score et se contentait d’écrire une chanson pour le générique. Je ne voulais pas de ça. Je voulais que ce film et sa musique représentent une capsule dans le temps. Ce film et sa bande originale sont une évocation d’un moment précis, un instantané de ce que nous vivions à l’époque. Si on regarde bien le film, il n’y a pas vraiment de récit. Captain America et Billy vont d’un point à un autre, de Los Angeles en Floride, puis de Floride à la Nouvelle-Orléans en s’arrêtant au hasard en chemin. Dans Easy Rider, c’est la musique qui alimente le récit. »
Bientôt rattrapée par l’infantilisation des blockbusters et les démons d’Altamont, l’utopie du Nouvel Hollywood sera de courte durée, et la petite histoire retiendra que les motos de Wyatt et Billy ont été volées peu de temps après la fin du tournage. Quarante ans après, Dennis Hopper, disparu en 2010, enfonçait la pédale de frein : « Je vais vous décevoir, mais je n’aime pas vraiment la moto. J’ai peur en moto ! ».
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