La série d’albums “The Paul McCartney Archive Collection” s’enrichit d’un dixième volume, et pas des moindres. Initialement paru en juin 1989, “Flowers In The Dirt” se range parmi les meilleurs de sa riche discographie.
Pourtant, rien ne laissait alors présager ce sursaut créatif. Nous sommes au milieu des années 1980 et, depuis quelque temps, Paul McCartney patauge légèrement, comme s’il avait perdu ses marques. Il ne se produit plus sur scène et ses albums récents n’éveillent alors qu’une curiosité polie. Celui dont les chansons trustaient la tête des charts depuis un quart de siècle doit se résoudre à des scores irréguliers et plus modestes… et il n’aime pas ça, Paulo. Être au fond de la classe avec les cancres, c’est pas son truc !
Mais l’ex-Beatles connaît mieux que quiconque ces situations chaotiques, ces parenthèses où il perd un peu la main, et surtout, il connaît les mécanismes qui lui permettront de rebondir. D’autant que la période s’y prête, et tout au moins d’un point de vue médiatique. Le catalogue intégral des Beatles vient enfin d’être officiellement réédité au format CD. Le lifting opéré sur ces chansons par leur transfert en digital met alors en évidence un fait incontournable : en CD ou pas, elles n’ont pas pris une ride depuis deux décennies. Une vague nostalgique et bienveillante se lève ; elle a déjà profité à George Harrison, sortant d’une retraite de cinq ans avec l’épatant “Cloud Nine”. Si on ajoute à cela la parution de l’excellente compilation “All The Best” couvrant l’essentiel de sa carrière solo, McCartney suscite alors un regain d’intérêt, d’autant qu’il annonce son désir de fouler de nouveau les planches avec une imposante tournée mondiale. Voilà pour le contexte. Paul affiche alors au compteur quarante-six printemps, et son allure n’en porte guère les stigmates.
Pour engager avec succès sa tournée, McCartney sait par expérience qu’elle doit être portée par un nouvel album au fort potentiel. Et pour ce faire, il va faire le plein de munitions et mettre tous les atouts de son côté. Il recrute dans un premier temps un groupe de musiciens aguerris avec lequel il enregistrera son disque, et répétera suffisamment longtemps avant de prendre la route.
Côté production, McCartney multiplie les collaborations et invite à l’assister à cette tâche pas moins de sept fins limiers, dont Trevor Horn, ancien membre des Buggles et artisan du fracassant retour du groupe Yes avec Owner Of A Lonely Heart, et Neil Dorfsman, producteur du “Brothers In Arms” de Dire Straits, mais aussi de Sting et de Tears For Fears. Mais la grande nouveauté de l’affaire, et celle qui retiendra le plus l’attention de la presse, c’est le partenariat qu’il a durablement noué avec Elvis Costello. Alors que tout pouvait sembler opposer les deux hommes, la conjugaison de leurs talents d’auteurs/compositeurs électrise leur créativité. Avec Costello, McCartney a par moments le troublant sentiment de recréer la combinaison “sucré-salé” qui avait fait la force de son tandem avec John Lennon. À quatre mains, ils composeront donc une quinzaine de chansons que l’on retrouvera au fil du temps sur leurs albums respectifs. Quatre d’entre elles sont au menu de “Flowers In The Dirt”, dont My Brave Face, un premier single qui sonne furieusement Beatles, d’autant que, sur les conseils insistants de Costello, Paul a ressorti de sa housse sa fameuse basse Hofner. Une guitare claire et subtilement modulée, une rythmique enlevée et des harmonies vocales impeccables font de My Brave Face une entrée en matière séduisante et un très digne hit single.
Mais l’approche attentive de “Flowers In The Dirt” réserve bien d’autres agréables surprises. Dans un registre musclé, Rough Ride et Figure Of Eight imposent leur solide charpente rythmique et la promesse de temps forts sur scène. Mais c’est vraiment avec une poignée de ballades que McCartney marque ici le plus de points. Distractions et Put It There conjuguent leur délicate acoustique à une maturité stylistique dont leur auteur n’avait pas offert une aussi éclatante démonstration depuis longtemps. De la très pure dentelle. Put It There, qui évoque sans pathos un affectueux rapport père/fils, se révèle aussi poignante qu’elle est dépouillée et directe. George Martin en a écrit les subtils arrangements de cordes. Au rayon ballades, d’autres réussites sont à relever. Plus enlevées et colorées, This One (du McCartney pur sucre) et How Many People (chaloupée à souhait) nous ramènent sur un terrain plus conventionnel, sans qu’on ait du reste à s’en plaindre tant leurs mélodies sont immédiatement contagieuses.
Trois autres titres portant la signature McCartney/Costello déposent un utile accent grave à cette fresque musicale jusqu’ici parfaite. Si You Want Her Too s’avère un duo hautement savoureux, That Day Is Done et Don’t Be Carelles Love empâtent un peu l’ensemble. Leur rythme empesé et des arrangements indigestes nous restent un peu sur l’estomac. Constat qui implique une révision à la baisse de l’impact bénéfique trop vite et aveuglément attribué à Costello sur la résurrection créative de McCartney. Car c’est bien en solo que notre bassiste gaucher signe We Got Married, l’une des plus impressionnantes réussites du disque. Une froide et implacable célébration du mariage. La chanson débute comme un électrocardiogramme plat, rythmée par les accords conjugués de guitares acoustiques et de la guitare mexicaine de Paul. La voix légèrement voilée, il chante avec une grande sensibilité l’irréversible passage du temps et son inéluctable pression sur nos destins amoureux. Sensation amplifiée lorsque retentit la guitare de David Gilmour – et ses accords pleins de gravité – reconnaissable entre mille. Paul avait déjà enregistré cette pure merveille en 1984, et l’a mise de côté provisoirement avant d’en parfaire ici une probante mise en scène.
Un disque de McCartney ne serait pas tout à fait complet sans son énorme ballade de service, le slow ravageur et dégoulinant de chœurs. Elle se nomme ici Motor Of Love, mais un pompeux déluge orchestral en noie irrémédiablement sa troublante beauté mélodique.
“Flowers In The Dirt” recueille un éloge critique plutôt unanime et des ventes confortables. Encouragé par ces résultats, McCartney va s’employer à cerner ses irréductibles fans sous un feu nourri de singles et de maxi recelant leur lot de titres inédits, de remixages, de prises alternatives ou en live. En surfeur doué et intuitif, c’est avec ce “Flowers In The Dirt” sous le bras que Paul McCartney s’apprête à reconquérir son public en tournée. Classé N°1 en Grande Bretagne, son disque marque un véritable tournant de carrière. Il a repris ses marques et parfaitement identifié les nouvelles cartes maîtresses de son jeu.
La version deluxe de l’album propose aujourd’hui l’habituelle version remastérisée et son CD de bonus inédits (elle est également disponible en double vinyl). Mais attardons-nous sur le coffret mammouth, l’objet qui pèse trente kilos et coûte un bras – mais comme je le dis toujours, « Quand on aime, on ne compte pas ! ».
Dans un souci de cohérence artistique, cette édition propose deux disques de bonus axés sur les chansons du tandem McCartney/Costello. Avec des tracklistings identiques, le premier se concentre sur les épures acoustiques du duo, et le second sur les premières mises en formes réalisées en studio par les musiciens de McCartney. L’ensemble des trois disques offre une toujours édifiante mise en perspective du chemin parcouru entre les premières démos et le résultat final, avec son lot d’évolutions significatives. Si on retrouve, comme dit précédemment, ces chansons réparties sur plusieurs albums des deux compères, trois inédits combleront ici les fans les plus assoiffés : Tommy’s Coming Home, Twenty Fine Fingers et I Want To Confess. Ces derniers ne bouderont pas non plus leur plaisir avec les faces-B et remixes divers offerts en téléchargement exclusif, ni avec le DVD bourré de clips, d’entretiens et de making of. Le documentaire édité à l’époque, Put It There, est aussi au menu des réjouissances.
Une fois l’ensemble digéré, juste avant d’aller au lit après une petite tisane, vous pourrez enfin feuilleter le livre richement illustré de 112 pages, le recueil de photos de 64 pages, le cahier de notes manuscrites en fac-similés et le catalogue de l’exposition de Linda McCartney “Flowers In The Dirt” (elle signait les photos de couverture). L’ensemble est, comme d’habitude, réalisé avec un goût sûr, un soin maniaque et une débauche d’effets de fabrication épatants.
On attend le prochain volume, mais contrairement à ce qui se faisait dans les précédents, aucun n’est ici annoncé. Gasp ! •
CD/LP/Coffret “Flowers In The Dirt” (Capitol Records : Universal)
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