Il y a quelques semaines, Jimmy Page était à Paris pour parler de “Presence” (1976), “In Through The Out Door” (1979) et “Coda” (1982), les ultimes opus, en vente libre dès le 31 juillet, de la série déjà culte des rééditions des neuf albums studio de Led Zeppelin. Muziq.fr a pu rencontrer le maestro. Magnéto !
On a beau faire des interviews depuis, hem, bientôt trente ans (petits toussements gênés), on a forcément le cœur qui se met à battre un peu plus fort quand on a le bonheur de pouvoir converser, ne serait qu’une petite demi-heure, avec l’un des musiciens qu’on admire le plus : Jimmy Page mesdames et messieurs, fondateur, guitariste, producteur et gardien du temple de Led Zeppelin. Miles Davis, Tony Williams, Dizzy Gillespie, Herbie Hancock, Wayne Shorter, Ornette Coleman, Sonny Rollins, Jeff Beck, Chick Corea… : dès que cet élégant septuagénaire entre dans la pièce, on revoit notre petite vie d’intervieweur défiler pendant quelques secondes.
Tandis que mon partenaire muziqual, Christophe Geudin, s’installe en face de moi, Jimmy Page remarque immédiatement le 33-tours de “Lucifer Rising” posé à côté de ma chaise. « Ooh, vous avez ce disque… Great ! Et vous aimez la musique ? J’ai mis une sacrée partie de moi-même là-dedans vous savez, toute ma vie presque… » Si on aime la musique ? On lui répond oui, bien sûr. Cet aspect là de sa carrière nous intéresse beaucoup aussi, et que s’il avait trois heures devant lui… [Rires.] Mais même si ce n’est visiblement pas l’envie qui lui manque – on le devine sans peine dans son regard, qu’il a aussi pétillant et malicieux que celui d’un Herbie Hancock, par exemple –, Jimmy Page n’est évidemment pas venu dans notre belle capitale pour deviser sur son travail pour le cinéma, qu’il s’agisse de “Lucifer Rising” ou de “Deathwish 2”. « Je dois parler de Zeppelin… Mais un jour, peut-être… Il faudrait que je trouve du temps. » Le temps… Hélas, c’est souvent ce qui manque à ce genre d’artiste. Alors, trève de civilités discographiques, et appuyons sur la touche “rec” de nos magnétophones respectifs.
Dans la profusion de titres révélés dans les companion discs qui accompagnent désormais les éditions Deluxe des neuf albums studio de Led Zeppelin, les vrais inédits sont somme toute plutôt rares. Raison de plus pour s’attarder sur Sugar Mama, qui figure dans la nouvelle version de “Coda”, dont la durée initiale a presque triplé, maintenant qu’elle est accompagnée de ses deux companion discs – « Yes, two companion discs, two ! », répète Mister Page, fier comme Artaban.
« Cette chanson, Sugar Mama, est née à l’époque où on répétait les morceaux que l’on comptait enregistrer pour le premier album. Il fallait enrichir notre répertoire scénique, et tester le matériel de l’album dans une situation live. » Jimmy Page, Robert Plant, John Paul Jones et John Bonham (ci-contre, Led Zeppelin fin 1968) enregistreront effectivement Sugar Mama le 3 octobre 1968 à l’Olympic Studio, le même jour que Your Time Is Gonna Come, God Times Bad Times, Baby I’m Gonna Leave You, Communication Breakdown, How Many More Times et Dazed And Confused. Parlez-moi d’Histoire en marche…
Néanmoins, Sugar Mama n’a pas survécu pas au final cut, et dû patienter quarante-sept ans avant de voir (officiellement) le jour. « Comment dire… Sugar Mama fait partie de ces choses qui surgissent, comme une idée, ces choses qui prennent forme au fur et à mesure. Mais ce n’est pas allé aussi loin que Dazed And Confused et… tous les autres morceaux ! C’est très court, pas si facile que ça à exploiter. C’est lors du mixage que “Led Zeppelin I” que j’ai estimé que cette chanson n’avait pas la même substance que les autres morceaux. Vu ce que je voulais essayer de mettre en valeur sur le premier album, ça aurait été contre-productif. Et n’oubliez pas une chose : je ne voulais pas qu’on sorte des 45-tours – je veux dire : pas du tout –, je ne voulais pas qu’on soit enfermés dans le marché des singles, obligés de traîner ce boulet à chaque fois qu’on sortait un nouvel album. Ainsi, on pouvait continuer d’aller de l’avant. Je ne dirais pas que Sugar Mama était, hmm, trop “légère”, mais elle n’avait définitivement pas la même substance. C’est une bonne, c’est une super chanson, probablement même supérieure à pas mal de morceaux publiés par d’autres groupes à l’époque [et toc !, NDR], mais ce manque de substance m’a poussé à la laisser dans les archives. A l’époque de “Coda”, j’ai songé à la sortir, mais comme il y avait Poor Tom, j‘ai hésité, puis je l’ai de nouveau éliminée… Pourtant, c’est bien mixé, nous jouons très bien, c’est fun, it’s a fun track, you know… » Oui, cher Jimmy Page, we know, et nous sommes tout à fait d’accord : Sugar Mama est une fun track. Mais si le destin nous avait permis d’être à vos côtés lors du mixage du premier album, fin 1968, on aurait sans doute approuvé votre décision de ne pas la laisser dans la version finale du 33-tours. Cela dit, un inédit de Led Zeppelin vaut effectivement mieux que pas mal de chansons publiées par d’autres…
« Voulez-vous savoir autre chose à propos de Sugar Mama, ou vous en ai-je suffisamment dit ? » Mazette, Jimmy Page nous demande ça de la même manière que s’il nous proposait une tasse de thé ! Il enchaîne. « C’est vraiment merveilleux de pouvoir ressortir “Coda” avec deux ces extra discs, parce que maintenant on peut exhumer tous les morceaux qu’on n’avait pas pu sortir auparavant… » On note au passage que quand il parle de son groupe chéri, il jongle avec certaine maîtrise entre le « I » (genre : « Led Zeppelin, c’est moi »), le « we » (façon : « c’était un peu les trois autres aussi, quand même…») et, pas moins souvent, le « you », comme s’il fallait en déduire que Led Zeppelin, c’est aussi un peu, beaucoup, passionnément nous, vous et moi – malin le Jimmy : plus d’un an à répondre quasiment sans interruption à des questions de journalistes (sans compter les quarante-cinq années précédentes…), ça vous forge le discours !
Quand on lui demande de parler de Fool In The Rain, le troisième morceau d’“In Through The Out Door”, non sans lui avoir rappelé que Led Zep’ pouvait être soul (exemple, Baby Come On Home, souligné par un « Yeah ! » approbateur de notre interlocuteur) ou pop (exemple, La La), il perd très légèrement de sa faconde. (Avec des personnages de cette dimension, la moindre intonation compte…) Le « Yeeah » plus ramollo qui sort de sa bouche après l’énoncé du titre du morceau trahit d’ailleurs comme un rien d’embarras… (Flûte, on aurait peut-ête dû parler de Wearing And Tearing…) Bon, Monsieur Page, qui avait eu cette idée un peu folle de jouer une samba en plein milieu d’un morceau ?
« On travaillait sur cette idée… Une idée qui venait surtout de John Paul Jones… Hmm, ouais, ouais… Cette période, c’est celle d’“In Through The Out Door”… John Paul Jones venait d’acheter ce nouveau clavier, la Dream Machine (photo ci-dessus), il y en avait très peu… » On croit savoir que Stevie Wonder avait le même, ose-t-on glisser au passage… « Oui, exactement, Stevie Wonder avait le même, oui, oui… John Paul Jones a commencé à écrire de la musique, oh, des chansons, pas de la musique [il insiste]. Des chansons quoi, un certain nombre de chansons… [Hésitant.] South Bound Saurez, tout ça… »
On relance en souplesse : des chansons très orientées “claviers” quoi… « Yeah ! Tout l’album devenait un keyboard album… Pourquoi pas ? Le précédent était un full guitar album, électrique… Alors, allons-y, faisons ça… Sur Fool In The Rain, John Paul Jones a eu l’opportunité de jouer de ces claviers, moi de placer quelques guitares acoustiques, et un solo électrique intense, qui venait après cette partie construite sur le mode d’une samba… Une samba, oui… Avec beaucoup d’overdubs de percussions… Bonzo’s Montreux avait dû être évoqué, ou quelque chose comme ça… J’avais une idée très précise de ce que je voulais faire après ce passage, quand on revenait au riff principal : ce solo avec un Octivider, quelque chose de plutôt lyrique… Ça sonne bien sur le companion disc. »
Au fait, qui chante sur la prise inédite de Royal Orleans, la perle funky de “Presence” ? « C’est Robert. Oui, c’est Robert… » Ah bon ?! On aurait juré que c’était John Bonham… « Oui, je sais, je sais… Moi aussi, mais Robert m’a confirmé que c’était lui. Je pensais vraiment que ce pouvait être John, voire John Paul Jones. Une chose est sûre : ce ne pouvait pas être moi ! [Rires.] Je pense que c’est le résultat de nos visites dans diverses discothèques, du funk que l’on y entendait. Robert a dû essayer d’approcher le style de chant de ces morceaux… » C’est vrai, quand on y pense : cette voix faussement nasillarde, un rien nasty, on pourrait tout à fait imaginer que Plant voulait s’amuser à faire son chanteur des Commodores (époque Brick House), de Cameo ou du Gap Band. « Je ne sais pas… Bon, je ne veux pas forcément dire qu’il y avait du funk dans Led Zeppelin, mais je peux vous assurer que les gens du funk écoutaient Led Zeppelin. [il insiste sur « funk people ».] Robert s’est bien amusé, ça s’entend, mais ce n’est évidemment pas la version qui est restée sur “Presence”. Mais c’était définitivement fun cet aspect funk. »
Pour info, on lui narre en quatrième vitesse (les minutes défilent…) l’anecdote de Nathan Watts, le bassiste de Stevie Wonder qui, venu accorder une interview à notre collaborateur Joachim Bertrand dans les bureaux de Muziq, avait flashé sur mon petit ballon dirigeable “promo” de Led Zeppelin : « I want this ! », avait-il lâché, amusé, tout en précisant qu’il adorait Led Zeppelin, qu’il les avait vus a Detroit, dans les années 1970, « et qu’il y avait beaucoup de Noirs dans la salle. Zeppelin ? Ces types groovaient, oui ». Ma petite histoire a beaucoup plus à Mister Page, à en croire le semblant de fierté qui s’échappait de son regard : « Fantastic… That’s really cool… »
Et d’ailleurs, surenchérit mon camarade, accessoirement lead webmaster du site funk.fr, quelle est l’importance du funk dans Led Zeppelin ? « L’importance ? C’est le groove ! Quel que soient les morceaux que l’on jouait, il y avait toujours un groove attaché. Même quand notre approche était acoustique. Nous avions cette attitude, ce groove. Une sorte de swing aussi, que l’on retrouve également dans le funk. »
Ouvrons, sans doute pour finir, le chapitre Bonzo’s Montreux, le bijou (hy)percussif de “Coda”. Il a bien été enregistré fin 1976, c’est ça ? « Oui, oui, 1970-quelque chose… » Heu, 1976, non ? « 1970-quelque chose… O.k., o.k., d’accord, 1976… » [Rires, et regard complice vers son assistant : hé oui, les années passent…] On aimerait en savoir plus sur la gestation de cette pièce musicale inouïe… « John aimait les disques Sandy Nelson, Teen Beat (cf. pochette ci-contre), ce genre de truc. Il aimait tout ce qui était lié à la batterie, et cette idée, cette volonté de la mettre en avant dans Led Zeppelin, de ne pas la laisser perdue, dans le fond, quelque part… Nous avions discuté souvent de quelque chose qui pourrait devenir une sorte de drum orchestra. Nous accordions beaucoup d’attention à l’accordage de la batterie, et ce dès les premiers moments où nous avons joué ensemble. Beaucoup d’attention à l’approche, l’attaque, la subtilité aussi. Nous avons continué de parler de ce drum orchestra, et plus encore quand nous avons ces écoles de samba qui jouaient avant les matches de foot, au Brésil, au début des années 1970… J’étais vraiment fasciné, rien que de voir ça à la télévision… Si je les avais vus en vrai, je crois que je serais devenu fou. J’avais une cassette, dont j’avais donné une copie à John.
Donc, nous parlions de cette idée d’avoir un orchestre de batterie, avec des tambours accordés. Et moi je venais d’acquérir un Harmonizer. Un des effets ressemblait à un steel drum, c’était très percussif. Il se trouve qu’en 1976, John était à Montreux en même temps que moi. Il y avait ce studio, à côté du Casino [le Mountain Studio, NDR]. Je lui ai proposé d’enregistrer, de travailler sur cette idée de drum orchestra. Il avait sa batterie, nous avons fait venir des timpanis, des timbales, des congas, tout ! Et j’avais cette machine… Je lui ai proposé qu’on l’utilise pour ajouter des textures. Il a adoré ! Pour lui, ça sonnait bien comme des steel drums, c’était très musical. Tout son travail de syncopation était si brillant… Sur la version finale, celle du 33-tours original de “Coda”, on entend l’effet steel drum tout au long du morceau. Sur la nouvelle version du companion disc, elle n’y est plus [quasiment plus, NDR], on entend tous ces accordages de tambours, ces textures, ces placements… Vous savez, je tenais vraiment à inclure ce morceau dans “Coda”. Dans mon esprit, c’était un hommage à John Bonham. Bonzo’s Montreux a été enregistré en l’espace d’une soirée. “Come on John, come on John…”, lui criais-je. C’était absolument magique. »
A propos de “Coda”, celle de notre entretien pointe le bout de son nez. L’assiste de Jimmy Page nous accord quelques minutes supplémentaires. « Oui, tout se passe si bien… », ajoute le guitariste. (Avant de se quitter, on lui glissera qu’on aurait bien aimé rester trois heures avec lui… Une prochaine fois peut-être…) Pris de cours par cet élan de générosité inattendu, on propose à notre gentleman interlocuteur de résumer la saga Led Zeppelin en trois mots.
« Trois mots ? » Long silence. « Hmmm… Oh, je sais : “Prend des leçons de chant”. »
Nouveau silence, suivi de quelques rires étouffés qui, rapidement, deviennent plus sonores. Nous voilà en train de rire à pleins poumons avec Jimmy Page, trop content de sa petite saillie ironico-mordante…
On s’étonne tout de même : « Pouvez-vous répéter ? »
Tout en continuant de rire, il change d’avis : « Non, non… Heu, “prend des leçons de guitare”… Non, non plus ! Qu’est-ce que vous voulez déja ? Que je dise trois mots, hein ? O.k. : “must try harder”. C’est ce que j’ai toujours fait : essayer, essayer, encore et encore. »
Ah oui ? Donc ce n’est pas fini, il faut s’attendre à quelque chose, à une suite, c’est ça ? Laissons-le conclure dans sa langue natale, avec son superbe accent grand-breton : « Of course nothing is finished ! Nothing is finished… ’til it’s over. »
Le lendemain, à la Fnac Ternes, où Jimmy Page, accompagné par sa charmante fiancée, Scarlett, répondait avec tout autant de décontraction aux questions du public, une jeune fan ne résista pas à l’envie de lui demander s’il comptait rejouer bientôt sur scène. Pour une fois, il ne noya pas trop le poisson : « Oui, début 2016, et peut-être même avant. » Avec qui ? Pour jouer quelle musique ? La suite, croisons les doigts, au prochain épisode. Détail amusant : il portait un t-shirt à l’effigie du 33-tours de… “Lucifer Rising”, celui-là même qui, la veille, nous avait donné l’occasion d’échanger nos premiers mots. Et non, je ne vous révélerai pas ce qu’il m’a écrit dessus au feutre noir. On ne plaisante pas avec le Diable.
Au micro : Christophe Geudin & Frédéric Goaty. Special thanks to Véro B. et David D.
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