Au lendemain de la sortie de son Best-œuf (garanti sans coquilles) et à la veille d’une paire de concerts parisiens prévus à l’automne, Ramon Pipin choisit pour Muziq cinq chansons extraites de son répertoire, plus quelques bricoles.
Odeurs « Que c’est bon » (1981)
J’adore cette chanson, une des meilleures qu’on ait faites avec Odeurs, pour sa construction, l’ostinato de Jean-Philippe Goude, qui avait fait toutes les programmations de claviers, la voix de mon épouse Clarabelle et son texte hyper-sensuel sur la frustration sexuelle. Quand je la joue sur scène, j’ai toujours les poils qui se dressent… En 1982, on avait fait une télé à Lyon avec « Que c’est bon ». Les Buggles étaient également là. Après l’émission, Trevor Horn, qui n’était pas encore un des plus gros producteurs du monde avec Yes, Grace Jones et Frankie Goes To Hollywood, est venu nous trouver en nous disant qu’il trouvait la chanson géniale et qu’il voulait nous produire. On s’est revus plus tard à Paris, à son hôtel, puis il est venu chez moi et je lui ai montré une captation d’un de nos concerts. Il avait trouvé ça super, et il m’a dit qu’il allait nous écrire des chansons. J’étais un peu dubitatif, car il ne parlait pas un mot de français ! Finalement, le truc s’est délité. Il a dû être absorbé par ses productions et ça ne s’est jamais fait. Une belle occasion ratée. Dommage…
« Toute la misère du monde » (Nous sommes tous frères, 1985)
Celle-ci figure sur mon premier album solo, Nous sommes tous frères. Elle a été écrite par Henri Steimen, qui avait fait des textes pour Bashung, entre autres. Il m’avait envoyé ce recueil d’images poétiques un peu merdiques, mais l’humour et le décalage des paroles sont complètement annihilés sur disque par les arrangements de Michel Deneuve. Je l’ai enregistrée dans mon studio Ramsès, au-dessus duquel travaillaient deux artisans, les frères Baschet. Deux mecs géniaux, dont l’un d’entre eux inventé la guitare gonflable (rires). Ils ont aussi créé les Structures sonores Baschet, qui ont été beaucoup utilisées dans les BO, notamment par Cliff Martinez dans les films de Soderbergh. Ce sont des tiges de verre que tu frottes avec les doigts humidifiés, et qui font vibrer de grands résonateurs en métal. Ça donne des climats superbes, et c’est ce qu’on retrouve dans « Toute la misère du monde ». Je la chante en voix de tête, peut-être sous l’influence d’Alain Chamfort, qui, pour moi, est un des plus grands mélodistes français, et j’aime bien comment la chanson se déchaîne vers la fin, un peu à la Peter Gabriel dans « Biko ».
« Une Chanson ennuyeuse » (Comment éclairer votre intérieur, 2016)
Dans les années 1980, j’ai eu la chance de produire le premier 45-tours de L’Affaire Louis Trio, un groupe que j’ai vraiment aimé, mélodistes et interprètes hors-pair, et qui a fait une très belle carrière, mais d’une manière générale, je suis aujourd’hui assez consterné par la pauvreté musicale de la variété française. Je m’en suis moqué dans cette chanson qui ne possède qu’une seule note, exactement comme « Ça plane pour moi » de Plastic Bertrand. Ah, la variété française… Vous avez entendu parler du groupe Juniore ? C’est gravissime. Ecoute-ça (il sort son iPhone). Dans la chanson, on entend « Ah bah d’accord » en boucle pendant quatre minutes sur une pâle resucée de musique 60’s pour faire branchouille, et c’est tout. La chanteuse, c’est la fille de Jean-Marie le Clézio, Prix Nobel de littérature ! C’est elle qui écrit ses textes apparemment, je ne sais pas si son père assume.
« Ça m’a fait plaisir », ALAFU (2020)
Il y a plein de chansons d’amour, mais très peu de chansons de haine. Pour moi, la plus belle dans ce genre est « Your Dictionary » de XTC (il chante : « H.A.T.E, is that how you spell love in your dictionary ?»). Je suis un très gentil garçon, mais j’ai été trahi quelques fois et cette chanson m’est venue comme une bouffée de violence, alors que je suis doux comme un agneau. C’est l’histoire d’un type qui se réjouit de la mort de quelqu’un qui l’a trahi. Pour moi, l’amitié, c’est quelque chose de très important, et quand elle se casse, ça me fait beaucoup de mal. Quand j’écris, je cherche toujours une adéquation entre le texte et la musique, il faut que la magie opère. J’aime beaucoup ce balancement un peu Lennonien, et la voix de Clarabelle, qui double la mienne, rend la chanson encore un peu plus cruelle. À la fin, je dépose du Munster sur sa tombe pour attirer les vers, et pas les colombes (rires).
« J’aurais voulu être une groupie » (2022).
« Je bosse chez Lidl, je ne fréquente aucune idole. » C’est l’histoire d’une nana qui aurait voulu vivre dans les années 1970. Elle fantasme sur Jimi Hendrix, Brian Jones, le « Starship », l’avion de Led Zeppelin, et toutes les rockstars qu’elle aurait pu se taper, mais elle se contente d’emballer du poisson dans une grande surface. C’est une des toutes dernières chansons que j’ai écrites, et ça me fait penser à Cynthia Plaster Caster, la célèbre groupie qui faisait des moulages en plâtre des sexes des musiciens rock. Au départ, c’était juste un travail artistique pour ses études en art plastique. Pour un projet de film, je l’avais rencontré chez elle, à Chicago. On montait un petit escalier, et sur la table de sa salle à manger, il y avait la collection de bites (rires) ! Pour la petite histoire, les moulages qu’elle m’a montré étaient des répliques, car Herb Cohen, le manager de Zappa, lui avait tout piqué.
Bonus tracks :
J’écoute énormément de musique chaque jour, je suis un gros farfouilleur sur Internet et je prends beaucoup de plaisir à découvrir de nouvelles choses. De Staat, c’est le groupe qui m’a fait craquer cette année. Ils sont néerlandais et ça ne ressemble à rien, ou alors un petit peu à Devo. C’est assez dissonant, mais les sons de synthés analogiques, la guitare et la production sont superbes. Et leurs clips sont excellents aussi (De Staat « Numbers Up », 2021). Je suis aussi un fan inconditionnel de Gentle Giant, le seul groupe qui ait maîtrisé le contrepoint avec autant de perfection. C’est à la fois très rock, très inspiré de la musique médiévale et des harmonies très compliquées et des changements de signatures rythmiques incessants qui passent comme une lettre à la poste. Les constructions sont exceptionnelles, et même si je connais leurs onze albums par cœur, je découvre quelque chose de nouveau chaque fois que les réécoute. Le chanteur Derek Shulman est l’un des plus grands, vraiment, le bassiste Ray Shulman était phénoménal, le guitariste Gary Green avait un son extraordinaire et une précision diabolique, et lorsqu’ils ont trouvé le batteur John Weathers, un espèce de bûcheron, ils sont entrés dans une autre dimension. Mais le vrai génie du groupe, c’était le clavier Kerry Minnear, qui était diplômé de la Royal Academy of Music of London, et qui écrivait la plupart des musiques avec Ray (Gentle Giant « Interview », Interview, 1976). Pour terminer, XTC, bien sûr. Les maîtres, un des plus grands groupes qui ait frappé la planète. J’ai vu leur dernier concert au Palace, en 1982, et avant ça, tout au début de leur carrière, lorsque c’était encore un groupe punk qui allait bientôt virer vers complètement autre chose. J’adore Andy Partridge, qui allie le génie mélodique des Beatles et de Brian Wilson à des parties de guitare superbes et très inventives (XTC « The Disappointed », Nonsuch, 1992).
Ramon Pipin Best-œuf (coffret 6-CDs, 59 chansons + 15 inédits, 4 titres nœufs et d’autres trucs). En concert à Paris le 16 octobre (Théâtre du Ranelagh, formation acoustique piano/cordes) et le 13 novembre au Café de la danse (formation électrique). Informations
Photo : Sabrina Mariez