Notre zappaphile en chef Guy Darol a vu le film d’Alex Winter, Zappa. Compte-rendu.
Comme une création de l’esprit de Fulcanelli, le Grand Œuvre de Frank Zappa appartient au mystère qu’aucune formule ne saurait résumer. Surtout pas la formule du biopic à laquelle le compositeur démesuré continue d’échapper – pour combien de temps encore ? L’amour de son art et le respect qu’il impose résiste au coup monté, à la fausse transmutation d’un parcours en production hollywoodienne qui éloignerait l’homme de sa propre réalité. Jusqu’à présent nous avons échappé au pire. En 2016, Thorsten Schütte réalisait un film-compendium qui recueillait à la source le propos de Zappa dans un déroulé chronologique où sa pensée critique était l’unique sujet. On le voyait parler et cela suffisait amplement au spectateur d’Eat That Question (publié en DVD, avec des sous-titres français, par Blaq Out dans sa collection Out Loud en 2017) soucieux de vérité vraie.
Dans le même temps, le réalisateur américain Alex Winter, auteur d’une dizaine de films depuis 1984, explorait les archives de Zappa, minutieusement classées dans le coffre-fort (The Vault) de sa maison de Laurel Canyon, soit une salle climatisée regroupant sur plusieurs linéaires tous les supports enregistrés couvrant une trentaine d’années de vie musicale et militante.
Alex Winter recherchait des pièces rares en vue d’éclairer Zappa à la lumière d’un montage commenté par de proches collaborateurs (Bunk Gardner, Mike Keneally, Ian et Ruth Underwood, Steve Vai…) ou de ceux qu’il avait produit (Alice Cooper) au temps du courageux label Straight (1969-1972). Tout simplement nommé Zappa, le film financé par une campagne de Kickstarter, sortit aux États-Unis le 27 novembre 2020, avant de connaître une diffusion sur différents sites de streaming (iTunes Store, Google Play, Amazon Video …) ou d’offres à la demande pour les abonnés au câble (Xfinity, Cox, Direct TV, Spectrum, Optimum…) et ceci avant une publication au format DVD, incluant des bonus, au cours de l’année 2021. En attendant, Universal aura commercialisé la BO, à savoir 3 CD suivis d’un coffret de 5 LP.
S’il ne renseigne pas Tout Zappa (mission quasiment impossible, il faudrait au moins autant de films qu’il y eut de volumes de You Can’t Do That On Stage Anymore), le documentaire, malgré ses lacunes sur l’ensemble des périodes musicales, a le mérite de hisser le compositeur multiforme sur les hauteurs de l’émotion.
Les premiers pas d’un genre musical sans comparaison, ni chair ni poisson, Zappaïque en un mot, sont ici précisés à l’écran comme les prodromes d’un art combinant l’expérience issue du maniement de produits chimiques qui font boum, la découverte de Spike Jones puis d’Edgar Varèse, ce qui créa cette solution où se mêle l’explosion du rire et du rythme. Le mariage de ses parents, Rose Marie et Francis, son poste de batteur au sein des Blackouts, le port du masque anti-gaz contemporain des emplois de son père dans les centres de recherche de l’armée des États-Unis forment une toile de fond teintée d’assez d’indices pour saisir le quotidien d’une enfance et d’une adolescence marquées par la frustration, la débrouille et la secourable imagination dans un contexte familial où l’on manque généralement de tout, où l’on doit se bricoler des ailes pour s’envoler au-dessus de l’ennui.
Cette platitude, à l’image de la morose ville de Lancaster où il rencontre Captain Beefheart (quasiment absent du montage) transpire dans les images de rues sans joie où son seul espoir est d’améliorer sa connaissance de la guitare en écoutant méthodiquement Lowell Fulson, Clarence Gatemouth Brown ou Johnny Guitar Watson. Puis vient le saut, à partir de Varèse, dans ce vaste territoire musical où il dessine d’étonnants reliefs à la manière d’un démiurge qui cherche à se créer un monde, unique, sans barrières qui encadrent les styles, l’autorité des styles où rien ne doit se mélanger selon la doctrine des genres, l’étouffant dogme des grammaires.
On le voit jouer Octandre de Varèse, à sa façon, selon un art que le polysouffleur Bunk Gardner (venu de l’ère primitive et révolutionnaire des Mothers Of Invention) résume d’un trait : « Je ne connais aucun groupe ayant été capable d’interpréter Stravinsky ». Le multi-instrumentiste Ian Underwood (présent dès We’re Only In It For The Money dont l’histoire de la pochette anti-Beatles est détaillée) se souvient de ces concerts qui n’étaient pas de simples performances mais « à chaque fois de véritables compositions ». L’extraordinaire Ruth Underwood, sensible comme une harpe au vent, l’âme rythmique de la continuité conceptuelle, explique en quelques mots ce qu’est la musique de Zappa. « Zappa ce n’est pas autre chose que Zappa », un style en soi et pour tout un chacun ayant le goût de l’aventure qui saute les haies.
Gail Zappa (l’épouse décédée en 2015) revient sur les années New York, celles du Garrick Theater où les Mothers appliquaient à la lettre les principes de la contre-culture Dada, joyeusement bombardés à Zurich, au Cabaret Voltaire, en 1916. Elle ne compare pas l’épisode d’environ six mois, connu sous le nom de Pigs And Repugnant, à celui des proto-dadaïstes mais le rapproche du club de Hambourg où les Beatles s’exerçaient à huis-clos. Elle évoque également la chute de son mari dans la fosse du Rainbow Theatre à Londres et nous enlève de la tête que celle-ci résultait d’un acte d’agacement. En décrivant la méthode de l’agresseur Trevor Howell, elle nous convainc d’un attentat contre Zappa.
Il manque beaucoup de grands témoins à cette presque fresque mais Pamela Des Barres (membre des GTO’s, un girl group formé par Zappa) communique beaucoup de bonheur en rappelant la place qu’occupait Zappa au sein de la communauté d’artistes de Laurel Canyon. Important de savoir qu’il était « la puissance excentrique des lieux ». Une puissance que venaient visiter Eric Clapton, Mariane Faithfull, Mick Jagger, John Mayall, Alice Cooper ou encore Eric Burdon.
L’esprit d’indépendance de Zappa est parfaitement exposé par Steve Vai, de même que la singularité de sa musique rapprochée de Charles Ives, Sun Ra ou encore Harry Partch par les vénérables membres du Kronos Quartet. Le récit de Bruce Bickford (voir The Amazing Mr. Bickford, film réalisé par Zappa en 1987), l’un des pionniers de l’animation de pâte à modeler, est extrêmement touchant. Tout comme les images de Zappa accueilli par des hordes de fans à l’aéroport de Prague en juin 1991. Celles également de son dernier concert, guitare en main, à Budapest.
Le film se referme sur l’interprétation de The Yellow Shark avec l’Ensemble Modern à l’Alte Oper de Frankfort. Dernière station avant la mort de Zappa le 4 décembre 1993. Il tient la baguette du chef d’orchestre qu’il n’avait jamais cessé d’être. On l’applaudit durant une vingtaine de minutes et c’est le compositeur qui se trouve ainsi honoré, celui qui ne doit pas mourir selon le mot d’Edgar Varèse dont il avait fait sa devise. Il se retire en coulisses, s’assied sur une chaise, les yeux humides et la camarde au-dessus de lui qui compte ses heures. Le rideau tombe et l’on entend Watermelon In Easter Day, l’une de ses plus grandes réussites. Le rideau tombe sur ce documentaire précieux, serti de séquences rares et bâti comme une stèle où s’élève l’un des héros de la musique du XXème siècle.
La bande-annonce offielle du film
DVD Zappa par Alex Winter, Magnolia Pictures. À paraître au printemps 2021 dans le meilleur des cas. Actuellement consultable sur les sites de streaming.
3 CD / 5 LP Zappa (Zappa Records / Universal, 19 février 2021 pour les CD, 7 mai pour les LP).
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