Vingt-trois ans après sa parution, “Amused To Death”, le meilleur album de Roger Waters, ressort dans une nouvelle version relookée et remixée, disponible sur tous les formats, du double 33-tours au blu-ray. Pour l’occasion Doc Sillon a retrouvé son phonostéthoscope.
Mai 1992 : “Amused To Death” de Roger Waters fait son apparition sur les facings des disquaires. Mais à l’image de pochette originale, qui représentait un singe posté devant une télévison, je fis la même chose que lui : je zappais. Le souvenir du triste “The Final Cut” de Pink Floyd (1983) et des pénibles “The Pro And Cons Of Hitch Icking” (1985) et “Radio K.A.O.S.” (1987) était, Í’imagine, encore trop prégnant, et les albums de son ex-groupe, dont David Gilmour était de facto devenue la nouvelle tête pensante, m’avaient tout autant ennuyé. Pourtant, on m’avait dit que Jeff Beck était de la partie, et jouait magnifiquement, ce qui aurait dû suffire à me pousser à investir. Mais rien n’y fit. Dix ans plus tard, après être tombé sur un CD d’occasion d’“Amused To Death” vendu pour une poignée d’euros, je me laissais tenter. O.k., Jeff Beck était effectivement exceptionnel d’un bout à l’autre du disque. Grâce à lui, je ne m’ennuyais pas à mort en écoutant ce concept album, mais je le remisais malgré tout assez vite dans mes étagères “rock anglais”, non loin des Who, de Wishbone Ash et de Robert Wyatt…
Il y a quelque semaines, l’e-mail d’un professionnel de la profession m’informe qu’“Amused To Death” doit ressortir en édition Deluxe, remasterisé et remixé en stereo 24bit/96khz uncompressed. Et là, petit miracle spatio-temporel : à peine parvenus aux bureau de muziq.fr, les cd “promos” tournent en boucle. Il aura donc fallu vingt-trois ans pour que j’apprécie enfin “Amused To Death”… Visiblement, je ne suis pas le seul à être soigneusement passé à côté de cet album, puisque Roger Waters lui-même estime qu’il est, de loin, le plus sous-estimé de sa discographie. Mais il n’est jamais trop tard…
Publié dans l’après-coup du choc mondial de la Guerre du Golfe et du début de la “CNNisation” des médias, “Amused To Death” sonne et résonne mieux que jamais. C’est sans doute parce que les travers qu’il pointait en 1992 n’ont fait que s’amplifier depuis. La télévision, « L’œil vitreux » (Pierre Bourdieu), « the drug of the nation » (The Disposable Heroes Of Hiphoprisy) n’est évidemment plus le seul écran à persister sur nos rétines. Il faut désormais compter avec ceux des ordinateurs, des portables, des tablettes, et des panneaux publicitaires, toujours plus nombreux et sophistiqués. Cette surabondance d’images et d’“informations” ressemble désormais à un tsunami déferlant vingt-quatre heure sur vingt-quatre. Waters le chanteur, bassiste, auteur et compositeur l’avait en partie anticipé dans son concept album. Il craignait que la guerre ne devienne un banal jeu en mondovision, un sport sanglant commenté comme n’importe quel match de foot. Sa vision d’un monde où nous serions tous transformés en primates fascinés par des écrans laisse rêveur quand on observe l’intérieur d’un wagon de métro aux heures de pointes… Alors, Monsieur Waters, notre devenir-singe serait-il inévitable ? A en croire la nouvelle pochette de votre opus-manifeste, non, car le singe a été remplacé par un enfant (l’image me fait songer au générique de la géniale série télé Dream On). Est-ce à dire que vous craignez avant tout l’infantilisation des masses ?
Quoi qu’il en soit, c’est avant tout la singularité musicale d’“Amused To Death” qui va droit au tympan. A l’heure où, hélas, la majeure partie des “nouveaux” groupes sonnent comme ceux d’il y a vingt, trente ou quarante ans, ce rock lancinant et crépusculaire n’a que peu d’équivalents aujourd’hui. Ces ambiances entre chien et loup rappellent, quoi de plus logique, celles de “The Wall”, mais avec plus d’air entre les notes, un côté cinémascope encore plus prononcé. L’utilisation de nombreux samples de voix et d’effets sonores est subtilement dosée. La voix de Waters a parfois des accents dylaniens. Ici l’on déclame ses angoisses et ses colères sur un mode faussement désabusé, ironico-mordant. Et puis, donc, il y a Jeff Beck, la grande idée de ce disque, la star de son casting prestigieux (P.P. Arnold, Rita Coolidge, Randy Jackson, Jeff Porcaro, Luis Conte…) l’autre prêcheur, capable de dompter la lumière – écoutez-le s’épancher dans It’s A Miracle et la chanson-titre – et de nous procurer des frissons et des émotions incomprables. A vrai dire, rien que pour lui…
CD/DVD/Blu-ray/double 33t “Amused To Death” (Columbia Legacy / Sony Music, sortie le 24 juillet)