Viola Davis et le regretté Chadwick Boseman sont les deux acteurs principaux de l’adaptation cinématographique de la pièce d’August Wilson Ma Rainey’s Black Bottom, qui sera disponible sur Netflix le 18 décembre.
« Where Ma Rainey and Beethoven once unwrapped a bed roll
Tuba players now rehearse around the flagpole »
Bob Dylan
Tombstone Blues
“Highway 61 Revisited”, Columbia, 1965
Les années 1920 furent celles de l’avènement de l’industrie musicale et d’innovations technologiques qui changèrent radicalement la perception que le public se faisait des artistes, des plus consensuels aux moins politically correct. Les divas blues d’alors purent ainsi diffuser plus largement leur art, celui de femmes libres et indépendantes, d’authentiques working class heroes afro-américaines déterminées à choisir leur répertoire, leurs musiciens – non sans subir les pressions inhérentes au music business… –, mais aussi leur façon de s’habiller, aussi bien que leurs partenaires sexuels (masculins ou féminins), préfigurant ainsi de près d’un siècle les Missy Elliott et autres Lizzo – on a souvent dit que le rap était le blues des temps modernes : pas faux. Parmi ces grandes figures des roaring twenties, Bessie Smith bien sûr, mais aussi Gertrude Malissa Nix Pridgett, alias Ma Rainey, sa “rivale” directe, auto-proclamée “Mère du Blues”.
« Ces femmes célébraient explicitement la liberté de se conduire elles-mêmes
de manière aussi expansives et indésirables que les hommes »
Angela Davis
Blues Legacies And Black Feminism (1999)
Chicago, décembre 1927. Ma Rainey et son Georgia Band enregistrent huit nouvelles chansons pour son label, Paramount. Parmi ses accompagnateurs, le tromboniste Albert Wynn et le cornettiste Shirley Clay, parés pour mettre en boîte la matière de quatre 78-tours. Moonshine Blues, New Boll Weavill Blues, Ice Bag Papa, Hellish Rag… : paroles et musique sont signées Ma Rainey, qui grave aussi lors de ces sessions Blues The World Forgot, qui s’étale sur deux faces de 78-tours, et le fameux Ma Rainey’s Black Bottom, qui glorifie la danse du même nom – alors très populaire, et proche du charleston – de façon bien plus crue que les chansons sans saveurs des revues de Broadway. Cinquante-sept ans plus tard, l’écrivain américain August Wilson, disparu en 2005 et double lauréat du Prix Pulitzer, termine sa nouvelle pièce de théâtre, troisième opus de son Pittsburgh Cycle, qui chronique l’expérience afro-américaine au XXe siècle. Son titre ? Ma Rainey’s Black Bottom.
C’est donc la pièce d’August Wilson qui est aujourd’hui adaptée à l’écran par Ruben Santiago-Hudson. Réalisé par George C. Wolfe, Ma Rainey’s Black Bottom (titre français, Le blues de Ma Rainey), qui sortira le 18 décembre en exclusivité sur Netflix, est produit par Denzel Washington et Todd Black.
« Les tensions et la température augmentent au cours d’une session d’enregistrement dans les années 1920 à Chicago, alors qu’un groupe de musiciens attend une artiste pionnière, la légendaire “Mère du Blues”, Ma Rainey (Viola Davis). En fin de session, l’intrépide et fougueuse Ma s’engage dans un rapport de force avec son manager et producteur blanc pour le contrôle de sa musique. Alors que le groupe attend dans la salle de répétition exiguë du studio, l’ambitieux trompettiste Levee (Chadwick Boseman), qui s’intéresse à la petite amie de Ma et qui est déterminé à revendiquer sa propre place dans l’industrie musicale, implique ses collègues musiciens dans de nombreuses histoires révélant des vérités qui changeront à jamais le cours de leur vie. » (Extrait du dossier de presse de Ma Rainey’s Black Bottom).
On l’aura compris : l’intrigue du film de George C. Wolfe est, selon l’expression consacrée, basée sur des faits réels.
Ainsi, Ma Rainey’s Black Bottom restera pour toujours l’ultime long-métrage du regretté Chadwick Boseman, et c’est sans doute sur lui que se polariseront les regards. Au détriment, peut-être, de Viola Davis, qui incarne pourtant le personnage, sinon central (dramaturgiquement parlant), du moins principal (d’un point de vue historique).
On sait aujourd’hui que l’acteur disparu en pleine gloire le 28 août dernier se savait condamné et luttait depuis plusieurs années contre un cancer. Ce qui ne l’avait pas empêché d’endosser le rôle de T’Challa dans le blockbuster Marvel Black Panther et de devenir presque instantanément une icône planétaire, figure certes fantasmée mais puissante de la fierté noire – en témoignèrent les innmombrables réactions dans les heures et les jours qui suivirent sa mort.
Dès son apparition à l’écran, sa maigreur et ses traits tirés ne sont pas loin de glacer le sang. Mais très vite, son langage corporel fluide et grâcieux, son regard d’une rare intensité, son phrasé chantant et son timbre musical font oublier ce corps fatigué qui n’a plus rien à voir, forcément, avec celui du super héros du Wakanda.
Dans Le Blues de Ma Rainey Chadwick Boseman est donc Levee, cornettiste au passé tragique, blessure à vif d’une douleur insondable qu’il dévoile peu à peu aux autres musiciens du groupe. Levee n’a rien du jazzman cool et hip, mais tout du jeune homme en colère. Colère qu’il pense être capable de maîtriser comme les temps forts et les temps faibles d’une improvisation, mais qui finira par lui coûter cher. Très cher.
Tout au long du film, Chadwick Boseman, conscient que cette performance pouvait être sa dernière, donne l’impression de chercher à marquer les esprits plus que de raison.
Comment lui en vouloir ?
Sûr de lui (comme son personnage…), et fort de son impressionnante technique d’acteur, il bouge beaucoup, un peu trop peut-être – souvenons-nous qu’avant d’être Levee, il fut James Brown dans Get On Up –, danse, chante, allume, crie, provoque, menace, blasphème, postillonne, ricane, bref, surjoue un peu, beaucoup, passionnément, foule de tout son cœur les plates-bandes de James Dean, Marlon Brando et Denzel Washington.
On pourrait tiquer.
On tique un peu.
Mais ce n’est pas très grave.
Car cette énergie du désespoir a tout de même quelque chose d’émouvant, car Chadwick Boseman donne tout ce qu’il avait encore en lui, malgré la maladie. C’est bien un immense acteur que l’on vient de perdre, même si ce rôle ne restera a priori pas aussi ancré dans les mémoires – à moins qu’un Oscar posthume… – que celui de 42, le biopic de Jackie Robinson, de Black Panther bien sûr, mais aussi de Marshall et même du vrai-faux film de guerre foutraque de Spike Lee, Da 5 Bloods, marqué par sa présence fantômatique.
Au moins autant, donc, que celle de Chadwick Boseman, il faut saluer la performance Viola Davis, sans doute moins spectaculaire, mais qui souligne d’un trait plus nuancé la colère, rentrée cette fois, d’une personne, d’une artiste, d’une femme confrontée à un monde qui devrait être le sien, mais qu’elle est obligée de transcender par la musique pour le rendre moins insupportable. Un monde raciste (la scène de l’“accident automobile” quand Ma Rainey arrive en retard au studio) peuplé de faux révérencieux (Irvin, son manager) et de froids pragmatiques (Sturdyvant, le boss de Hot Rhythm Records). La manière dont elle incarne Ma Rainey rappelle à qui voudra bien l’entendre – et qui ne le voudrait pas ? – que chanter “la musique du diable” dans l’Amérique des années 1920 pouvait faire de vous une star bankable, mais ne vous assurait en aucun cas d’être naturellement convié à la table des puissants.
Moins que pour son esthétique un rien papier glacé, ses personnages incertains (le neveu bègue) et cette scène maladroite du pianiste seul, dans le local de répétition, qui raconte façon monologue l’histoire de son peuple en usant de la métaphore du stew, du ragoût – et qu’un Spike Lee aurait sans doute bien mieux gérée –, ce huis-clos dramatique vaut avant tout d’être vu pour Chadwick Boseman et Viola Davis, pour leur performance d’acteur et plus encore l’humanité qu’ils arrivent à faire transpirer, à tous les sens du terme, au gré de cette tranche de vie dont la dernière image se fige devant nos yeux comme un condensé du destin artistique et commercial des Grandes Musiques Afro-Américaines : oui, Levee a trouvé une place dans l’industrie musicale, mais sans doute pas celle qu’il avait imaginée.
« You can slide across the floor / You’ll never have to stall, oh my Jelly Roll… » :
NETFLIX Ma Rainey’s Black Bottom (Le Blues de Ma Rainey), à voir dès le 18 décembre.
CD “Ma Rainey’s Black Bottom – Music From The Netflix Film – Music By Branford Marsalis” (Masterworks Milan / Sony Music, sortie le 18 décembre). Avec Maxayn Lewis, Viola Davis, Clint Johnson et Cedric Watson.
Photos : © David Lee / Netflix
Directeur de publication : Édouard RENCKER
Rédacteur en chef : Frédéric GOATY & Christophe GEUDIN
Direction artistique : François PLASSAT
Édité par Jazz & Cie, 15 rue Duphot, 75001 Paris
Tous droits réservés ©Jazz & Cie - 2015