Ingénieure du son du studio Sunset Sound, Peggy McCreary a collaboré avec Prince entre 1981 et 1986. Après Jill Jones et l’archiviste Michael Howe, elle raconte à Muziq ses (longues) séances de travail à ses côtés.
Muziq : Comment êtes-vous devenue ingénieur du son ?
Peggy McCreary : J’étais serveuse au club Roxy, à Los Angeles, vers la fin des années 1970. C’était un endroit très à la mode et on y croisait beaucoup de stars de cinéma et de musiciens célèbres. J’ai fait ça pendant deux ans, puis j’en ai eu assez et j’ai commencé à suivre une formation en journée qui s’appelait Sound Masters, tout en donnant un coup de main à l’éclairage les soirs où il y avait des concerts au Roxy. Un jour, quelqu’un est venu me voir et m’a dit que si j’avais envie de faire ce boulot sérieusement, je devais rentrer dans un vrai studio. Sunset Sound, qui était un des plus grands studios de Los Angeles à l’époque, cherchait justement quelqu’un. J’ai postulé et ils m’ont engagé, à ma grande surprise ! J’ai commencé par nettoyer les bandes, m’occuper du café et toutes sortes de tâches ménagères jusqu’au jour où un ingénieur du son m’a demandé de l’aider à installer le matériel pour une séance de Kris Kristofferson. Après avoir installé les micros et placé les bandes, son producteur David Enderle est venu me voir et m’a dit : « je ne sais pas qui tu es, mais tu assures et je voudrais que tu participes à l’enregistrement. » J’avais 23 ans et c’est comme ça que tout a commencé.
C’est un métier essentiellement masculin. Y-avait-il quelques femmes ingénieurs du son à l’époque ?
Non, nous n’étions pas nombreuses. C’est un métier très dur géré par des hommes, et ils n’aimaient pas trop qu’on vienne interférer dans leur business (rires).
Quand avez-vous travaillé avec Prince pour la première fois ?
Ça devait être au début 1981, à la toute fin de l’enregistrement de Controversy. Prince avait commencé à travailler au studio Hollywood Sound, mais il venait juste de fermer. C’était le week-end et il cherchait un studio disponible et je travaillais ce jour-là. Je ne savais pas du tout qui il était, il n’était pas très connu à l’époque — peu de temps après, Prince et Jesse Johnson étaient arrivés au studio en riant parce qu’une poignée de fans les avaient reconnu, ça avait l’air tout nouveau pour eux… En revanche, la réceptionniste de Sunset Sound avait entendu parler de lui et elle était inquiète de savoir que j’allais passer le week-end seule avec lui dans studio. Je lui ai demandé pourquoi, et elle m’a expliqué qu’il chantait des chansons très osées qui parlaient de fellation, entre autres, mais lorsqu’il est arrivé, j’ai eu affaire à un garçon très poli et assez timide. Il parlait très peu, voire pas du tout, et à un moment, j’ai craqué et je lui ai dit : « il faut me parler au lieu de marmonner, sinon on n’arrivera à rien ». J’ai cru que je ne travaillerais plus jamais avec lui, mais il a fini par me rappeler et nous avons collaboré ensemble pendant cinq ans.
Prince avait-il un studio préféré à Sunset Sound ?
Oui, le studio 3. Sunset Sound avait été construit dans les années 1950 principalement pour enregistrer les bandes originales des films de Walt Disney, puis le boom du rock’n’roll dans les années 1960 l’a transformé en un de plus grands studios de Los Angeles en passant de deux à trois studios opérationnels, ce qui était encore rare à l’époque. On travaillait dans le studio 2 parfois, mais Prince préférait utiliser le 3 parce qu’il n’avait pas besoin de passer par le couloir pour aller aux toilettes car le studio 3 avait ses propres toilettes. Il y avait aussi un accès privé qui lui permettait d’aller et venir sans être vu, et également un terrain de basket à proximité. Il aimait bien shooter quelques paniers entre deux séances.
Vu de la console, à quoi ressemblait une séance d’enregistrement de Prince ?
Le plus souvent, nous étions tous les deux les seules personnes présentes derrière la console. Prince devait créer seul et c’était un spectacle fabuleux de voir son génie à l’œuvre. Je crois qu’il était plus à l’aise dans un studio que n’importe où ailleurs, à l’exception de la scène. Malheureusement, je ne l’ai pas beaucoup vu en live, sauf un jour où il m’avait invité à un concert de la tournée 1999 la veille du nouvel an. C’était la première fois que je le voyais sur scène et j’avais été époustouflée. Il donnait tellement de lui-même au public, avec une énergie incroyable, sachant qu’il n’y a rien de plus épuisant que les tournées. J’avais même parfois l’impression qu’il se reposait dans le studio… Pour répondre à votre question, si je devais comparer ces deux types de performances, je pense que ses performances en studio était plus réfléchies et moins instinctives que ses prestations scéniques. Mais elles n’en n’étaient pas moins spectaculaires.
À l’époque de Purple Rain, certaines séances pouvaient durer près de 24 heures non-stop. Comment faisiez-vous face ce challenge ?
On ne faisait pas face, on était juste mort (rires). C’était épuisant. Épuisant… Cinq années avec lui équivalaient à quinze ans. Un jour, nous avons travaillé une journée entière d’affilée, je crois que c’était pour l’enregistrement de « Computer Blue »… Un autre jour, nous venions de terminer « Manic Monday » vers six heures du matin, et Prince nous reconvoque le même jour pour 18 heures. J’étais épuisée et je me suis dit : « parfait, je vais pouvoir dormir un peu. » Je rentre chez moi, je m’endors et le téléphone sonne à 10 heures et on m’annonce que Prince veut que l’on soit de retour au studio à midi. Je remonte dans ma voiture pour retourner à Sunset Sound, puis Prince arrive dans le studio avec un grand sourire aux lèvres en disant : « je vous avais prévenu que j’allais revenir si je rêvais d’un nouveau couplet ! » (rires). C’était ça la vie avec Prince, il fallait être prêt à tout à n’importe quelle heure de la journée… Parfois, lorsqu’il rentrait chez lui à Minneapolis, je rêvais qu’il était revenu à l’improviste à Los Angeles et je me réveillais avec des sueurs froides (rires). Avec lui, il n’y avait jamais de « bonjour », ni d’« au revoir » ou « à la semaine prochaine » : il apparaissait aussi rapidement qu’il disparaissait.
Vous avez travaillé pendant cinq années avec Prince et sur les albums Controversy, 1999, Purple Rain, Around the World in a Day et Parade. Avez-vous vu Prince progresser en tant que musicien et producteur ?
Oui. Il avait 23 ans la première fois qu’on s’était rencontrés, à l’époque de Controversy. C’était déjà un excellent musicien mais il était encore un peu immature. Les choses ont commencé à réellement être sérieuses à partir de 1999. Sur un plan plus personnel, j’ai vraiment commencé à l’apprécier à ce moment-là. Après Purple Rain, il est devenu une sorte de mogul. Je pense que c’est ce qu’il désirait depuis le début, mais la différence, c’est que cette fois, le grand public s’en était rendu compte. J’ai été témoin de cette transformation.
Y-a-t-il eu parfois des frictions entre vous ?
C’était un job très intense et beaucoup de poids reposait sur mes épaules d’un point de vue technique. Parfois, il pouvait être très dur avec vous, surtout quand il était de mauvaise humeur. Un matin, son manager est arrivé en me disant qu’il avait joué la veille au Coliseum et qu’il s’était fait huer par le public des Rolling Stones. Il était d’un humeur massacrante et je me suis fait très discrète ce jour-là. Je ne savais même pas qu’il avait fait leur première partie, mais sur le moment, j’ai pensé qu’envoyer sur scène musicien en lingerie n’était peut-être pas la meilleure idée pour ouvrir un show des Stones (rires).
Vous avez également collaboré à de nombreux titres d’Originals. Quels sont ceux qui vous ont le plus marqué ?
Bien sûr, il y a « Manic Monday » dont je viens de vous parler. C’était une chanson joyeuse et je me souviens du jour où Prince avait invité Apollonia à la chanter en lead. J’avais été surprise que cette chanson ne soit pas sortie sur son album, mais par un coup du hasard, j’ai été également ingénieure du son sur la version des Bangles produite par David Khan. Chaque fois que je l’entends à la radio, ça me rappelle des souvenirs. It was a fun day (rires) ! J’adore aussi Sheila E., avec qui j’aimais beaucoup travailler, et The Time, une bande de types très doués et surtout très drôles. Plus largement, c’était toujours agréable d’avoir quelqu’un avec nous en studio, car la plupart du temps, nous étions seuls Prince et moi.
Quels sont les titres inédits de Prince sur lesquels vous aviez travaillé et que vous aimeriez voir paraitre ?
Je suis en relation avec Michael Howe, le responsable des archives, et certains titres que j’affectionne particulièrement devraient prochainement sortir. Un soir, Prince enregistrait une face-B. L’ambiance était très relax. Avec Prince, nous n’avons jamais fait la fête, mais ce soir-là, il m’a demandé ce que voulais boire et je lui ai répondu « du cognac Remy Martin ». Il a en commandé une bouteille, mais j’ai refusé d’en boire car je devais rester concentrée sur mon travail. Il a insisté, et finalement, nous avons bu quelques verres tout les deux et il a enregistré cette chanson, seul au piano, en tapant le rythme sur la pédale du piano. Je lui avais installé ses micros favoris, les U-47 de Neumann, une chambre d’écho, la meilleure de Sunset Sound, et il avait son son de piano préféré. Il aimait beaucoup mon son de piano. Après l’enregistrement, on a passé la nuit à mixer ce titre, puis je n’en n’ai plus entendu parler. Je ne l’ai découvert que près de vingt plus tard en écoutant une compilation de ses faces-B que j’avais acheté à Amoeba, à Hollywood. C’était « How Come U Don’t Call Me Anymore », et la version complète de cette chanson va bientôt sortir. Elle est beaucoup plus longue, car nous avions dû faire un fade-out pour qu’elle tienne sur la face-B du 45-tours « 1999 ».
Avez-vous d’autres titres en tête ?
L’autre jour, nous avons également évoqué la version initiale de « When Doves Cry ». À l’époque, son enregistrement avait duré deux jours alors que Prince avait l’habitude de terminer une chanson en un jour, un jour et demi maximum. Il y avait tellement d’éléments sur cette chanson qu’à un moment, on risquait de perdre son essence. Il y avait un trop grand nombre de couches de synthés et des guitares hurlantes de tous les côtés… Pour ma part, je ne trouvais pas cette chanson si exceptionnelle. J’aimais bien son texte, mais ça s’arrêtait là. Au milieu de la nuit, il a commencé à retirer des pistes, puis, au petit matin, il a fini par enlever la partie de basse et c’est devenu un classique. Il était sept heures du matin et j’étais allée chercher le veilleur de nuit du studio pour lui faire entendre ce que nous venions d’enregistrer. C’était magique. Prince avait « déproduit » sa chanson et il avait eu raison. Je me souviens aussi de la petite astuce que nous avions mise au point pour le solo de claviers qui clôture la chanson. C’était une partie difficile à jouer, même si Prince était un excellent musicien. Il l’a jouée au ralenti, puis nous l’avons accélérée sur la bande et le tour était joué ! Prince aimait bien ce genre d’astuces. Il avait l’habitude brancher les instruments directement sur les pédales d’effets guitare et tout le monde se demandait d’où venait ces sons. J’ai même fini par racheter ses pédales pour m’en servir sur d’autres enregistrements à Sunset Sound… Pour lui, il n’y avait pas de règles : si ça marchait, tant mieux, et il ne posait pas de questions.
Comment s’est arrêtée votre collaboration avec Prince ?
C’était après l’enregistrement de Parade. Nous étions en juillet 1986, et son tour manager Alan Leeds m’avait appelé pour installer un camion d’enregistrement mobile à Minneapolis en vue de l’enregistrement d’un concert. J’étais enceinte et j’ai refusé. J’avais déjà fait la même chose pour la première de Purple Rain et sur de nombreux concerts, mais c’était trop fatiguant pour une femme enceinte. C’est comme ça que notre collaboration s’est arrêtée. La dernière fois que je l’ai vu, c’était dans un studio au milieu des années 1990, avec ma fille qui venait d’avoir huit ans.
Quel souvenir gardez-vous de ces années passées aux côtés de Prince ?
C’était un musicien exceptionnel, je n’ai jamais travaillé avec quelqu’un d’autre comme lui. Il a aussi modifié ma perception de la création et de l’excellence musicale, car il pouvait faire en une journée ce qu’autres passent des mois à réaliser. C’était un génie. J’adorais aussi l’entendre jouer du piano. Parfois, il jouait pendant des heures et son micro restait branché et j’en profitais de l’autre côté de la cabine… Aujourd’hui, je suis mère de famille. Quand Prince a donné sa résidence 21 Nights à Los Angeles en 2011, j’ai pu emmener mes filles le voir sur scène, et elles ont enfin compris de quoi je leur parlais depuis toutes ces années.
Propos recueillis par Christophe Geudin
Prince Originals. Disponible en exclusivité sur la plateforme Tidal à partir du 7 juin. CD simple, téléchargement et streaming disponibles le 21 juin (Rhino/Warner). Versions 2-LPs et Deluxe limité CD+2LPs disponibles le 19 juillet.