Depuis 2013 Albert Marcœur tourne de salles en festivals assis devant un instrument à percussions à la ressemblance d’une table. Tournant sur le tapis de cordes du Quatuor Béla, il ne fait pas le derviche. C’est en parleur-chanteur qu’il met en mouvement ses textes, d’une voix à nulle autre pareille, glissant ou dérapant de chuchotis en grondements, d’accents doux en accents graves. Désormais fixé sur disque, ce programme intitulé “Si oui, oui Sinon non” poursuit l’inventaire des petits faits commencé en 1974.
Énumérateur de réalités ordinaires et d’événements modestes, ce banalyste parvient à redorer un nécessaire à chaussures, une cueillette des noix ou la couche de dépôt du jus d’abricot. Mi-figue mi-raisin, sérieux comme le plaisir ou maniant l’ironie, il réhabilite tout ce qui voisine avec le presque-rien en cultivant un art poétique instruit d’anthropologie sur le tas. Ses chansons forment un catalogue que l’on pourrait ranger dans une bibliothèque aux côtés de volumes de Georges Perec ou de Jean-Michel Espitallier. Le verbe est bienveillant, la verve malicieuse et sa musique d’une rare audace. Elle appartient à cet univers sans barrières qui relie Fred Frith à Conlon Nancarrow, Brian Wilson à Frank Zappa, Aphex Twin à Venetian Snares, une galaxie largement ouverte sur l’inouï.
Les couleurs musicales de “Si oui, oui Sinon non” reflètent les connivences du compositeur avec le répertoire du Quatuor Béla, familier des œuvres de George Crumb, de Philip Glass et de György Ligeti : lentes coulées volcaniques et formules rythmiques en ostinato. Sur cette matière sonore Albert Marcœur détaille par le menu ces choses de la vie que sont le mouvement des valises à roulettes sur un quai de gare, un déplacement au Havre pour assister à une éclipse, l’histoire de deux petits vieux amoureux dont la mémoire s’efface, le déclin de la fanfare des Laumes, le mystérieux ballet des mouches, le despotisme des produits d’entretien, l’ambiguë sémantique qui oppose école publique et école privée. La sémantique est son cheval de bataille. Il caracole, en les étrillant, sur les locutions d’un temps où l’on parsème les phrases d’insignifiantes virgules : c’est clair, en fait, carrément, à un moment donné j’ai envie de dire … Il dit les contorsions du langage meublant le vide ou corrigeant ce qui passe pour une inconvenance. Perturbateur endocrinien ayant remplacé pesticide, le sale devient propre.
Les mots sont son dada et c’est à cheval sur le vocabulaire qu’il contemple notre monde, celui de l’hygiène moderne et de son nouveau nominalisme, dès lors qu’un chat ne s’appelle plus un chat. Albert Marcœur rit jaune. Albert Marcœur voit rouge. Ses chansons prennent les chemins de l’infime pour exprimer la perte du discernement, l’avènement de la connerie. “Si oui, oui Sinon non” n’est pas un jeu de mots. Sous l’air espiègle se cache une volée de flèches réconfortante. La pochette floutée, pour qu’on y colle son nez, est de Plonk et Replonk, fameux collectif d’helvètes qui publia, en 2014, Mais Monsieur Marcœur, comment se fait-il que vous ne soyez pas venu nous voir plus tôt ?!, une puissante philippique visant la Sacem dans le mille. Touchant au cœur et à l’intelligence, ce disque illumine notre époque mordillée par la nuit. •
Photos : © Thomas Aubin
CD Albert Marcœur & Le Quatuor Béla : “Si oui, oui Sinon non” (Béla Label Label Frères / Les Belles Diffusions, disponible sur www.marcœur.com).
Albert Marcœur & Le Quartuor Béla en concert :
9 mars, 20h30, 21 rue Alexis Lepère 93100 Montreuil. Renseignements et réservations : 01 43 62 71 19.
10 mars, 20h30, Salle des fêtes, 29360 Clohars Carnoët. Renseignements et réservations : 02 98 71 53 90.
16 mars, 16h30, Le Petit Palais des Beaux-Arts, Avenue Winston Churchill 75008 Paris. Renseignements et réservations : 01 42 45 21 74.
5 août, Festival des Utopies Musicales, 89420 Pisy.
1er septembre, Festival Baignades Interdites, 81600 Rivières.