L’un des pères fondateurs du rock’n’roll nous a quitté samedi à l’âge de 90 ans. Roll Over, Chuck Berry…
« J’ai chanté ma première chanson le jour de ma naissance, avant même d’être séché ; j’ai crié avant la traditionnelle tape sur les fesses qui donne la vie aux bébés. Pour mon deuxième show, à l’âge de cinq heures, j’ai encore surpris ma mère en me soulevant complètement du lit, à la force des bras. C’est clair, je voulais déjà voir le monde d’en haut. » Chuck Berry est né en 1926, à St Louis dans le Missouri, au domicile de ses parents, 2520 Goode Avenue. Adresse au destin illustre, où un médecin baptiste accueillit Charles Edward Anderson, quatrième enfant de la famille. Dans cette maison, bien avant de marcher, le petit dernier rockait déjà au son des répétitions de la chorale communautaire, maman Berry au piano, chantant avec papa et toute l’assemblée.
« Va voir Leonard Chess… »
C’était le temps de la ségrégation. Un noir, dans le sud des États-Unis, pouvait être emprisonné pour avoir simplement regardé une femme blanche dans la rue, ou pour avoir parlé sur le mauvais ton, ou pissé dans les mauvais chiottes. La vie n’était pas simple, mais Chuck Berry crut toujours en lui-même, gardant la foi et le sourire. Il travailla dur aux côtés de son père charpentier, se forgeant des épaules d’athlète au-dessus de son mètre 80 et quelques. Un beau jeune homme noir, racé et mince. Puis il découvrit son talent, à l’occasion de son premier séjour en prison, en 1944. De mauvaises fréquentations avaient entrainé Chuck dans une virée nocturne au cours de laquelle une voiture fut volée, et une caisse de magasin braquée. Le procès dura un peu moins de vingt et une minutes. A l’âge de 18 ans, Chuck Berry fut condamné à dix ans de prison. Au pénitencier d’Algoa, il proposa de repeindre un dortoir, puis deux, et obtint le droit de créer son premier groupe, un quatuor vocal. Prisonnier modèle – évoquant également une relation romantique avec une surveillante blanche – Chuck sortit de prison au bout de trois ans et demi.
Marié en 1948, multipliant les petits boulots, on l’entendait chanter dans les soirées, s’accompagnant au piano ou sur une guitare acoustique à quatre cordes. C’est entre 1950 et 1952 que tout se met en place : un ami lui vendit sa vieille guitare électrique, et Chuck la trouva beaucoup plus agréable à jouer que sa précédente. Puis il acheta d’occasion un magnétophone enregistreur deux pistes à bandes, et ce fut une révélation. Les portes de l’improvisation mélodique et poétique étaient ouvertes. Enfin, le 31 janvier 1952, le pianiste Johnnie Johnson lui demanda de se joindre à son trio, en remplacement d’un saxophoniste, l’instrument lead par excellence à l’époque – plus pour longtemps. Chuck a une voiture (achetée à crédit), alors il devient le leader du groupe. Écumant les clubs de blues, un soir de 1955, il rencontre son idole, Muddy Waters. Fan parmi les fans, il lui lance : « J’adore votre musique. Savez-vous comment je pourrais enregistrer un disque ? » Waters lui répond : « Ouais. Va voir Leonard Chess… Ouais, Chess Records sur la 47ème rue. » Chess écoute la démo deux-pistes de « Ida May », qui sera vite rebaptisée « Maybellene », et programme une première session d’enregistrement pour le 21 mai 1955. La suite appartient à l’histoire.
Dimension névrotique
Chuck Berry a eu trois passions dans la vie : les femmes, la musique, et la réussite – on pourrait dire l’argent, mais ce serait simpliste. En fait, Berry a rapidement appris les règles du jeu dangereux qu’est le show-business. Et il les a appliquées à la lettre. « Beat’em at their own game », « Bats-les à leur propre jeu ». Voilà pourquoi, dès les années cinquante, Chuck Berry a décidé d’être son propre manager, tourneur, impresario et comptable. Puis, en bon cost-killer, il est devenu son propre groupe : tournant seul, avec charge pour les clients de fournir des accompagnateurs (un jeune Bruce Springsteen a été de ceux-là). En octobre 1961, après plusieurs arrestations dans différents états américains en compagnie de différentes jeunes femmes, Chuck retourne en prison pour trois ans. Son avocat l’a déçu, « implorant la pitié là où j’attendais de la technique », dira-t-il. À l’avenir, Chuck se défendra seul. Il garde le sourire, garde la foi, et en prison, cette fois, il apprend le droit. Les règles de cet autre grand jeu qu’est l’interprétation des lois. Et par extension, l’interprétation des contrats… L’homme sera bientôt connu pour la minutie avec laquelle il exploitera impitoyablement les plus petites failles (ou les plus énormes) de chaque engagement qu’il signe. C’est le jeu, et Berry est imbattable.
Miraculeusement, cette dimension presque pathologique (névrotique, sans doute) du personnage a été filmée, dans un document unique, par le cinéaste Taylor Hackford pour son film Hail ! Hail ! Rock’n’Roll (Universal, 1987). L’idée est de suivre Chuck Berry sur les lieux de sa vie, puis d’organiser un grand concert hommage, coordonné par Keith Richards. Dès le premier jour de tournage, Hackford comprend que ce sera l’enfer. Chuck fait savoir qu’il a disséqué le contrat du film, et quand il ne refuse pas de tourner, il demande des rallonges en liquide, ou s’en va donner des concerts à l’autre bout du pays et revient aphone. Le coup de génie de Taylor Hackford est de filmer la panique générale, et d’en faire un autre film, intitulé Chuck Berry, The Reluctant Movie Star. Séquence cultissime, lorsque l’artiste exige une enveloppe de cash avant de monter sur scène à la Fête de l’Huma. Faute de liquide en caisse – Chuck n’acceptant pas les chèques – les organisateurs doivent ratisser les stands de vendeurs de hot-dogs pour réunir la somme d’argent requise. Autre séquence culte, musicale cette fois, pendant les répétitions du show final du film, l’hommage à Chuck Berry dirigé par Keith Richards. Chuck fait répéter le groupe et oblige Keef à rejouer dix fois la première mesure de l’intro de « Johnny B. Goode », parce que « C’est pas tout à fait ça »… Grand moment d’humilité.
Chuck Berry a été envoyé en prison à une troisième reprise, en 1979, cette fois par l’administration fiscale. Sa condamnation prononcée (trois ans, plus quatre années de probation soit mille heures de travaux d’intérêt général) Chuck Berry, 53 ans, a fait sa valise, son transfert de courrier, est passé à la banque, puis s’est rendu à la prison de Lompoc, Californie. Comme à chacun de ses concerts, il est arrivé seul, au volant d’une voiture de location. Et comme à chaque fois, ce nouveau séjour a donné lieu à un nouveau projet : écrire son autobiographie. Il précise en préambule « This book is entirely written, phrase by phrase, by yours truly, Chuck Berry », « Ce livre a été écrit, phrase par phrase, par votre serviteur Chuck Berry ». Il a fait le travail, et il l’a fait seul, comme toujours. Dans les mots de Chuck Berry, on lit toute la fierté de celui qui a réussi sa vie bien au-delà de la condition qui lui était soit-disant promise. Toute l’intelligence et l’espièglerie du merveilleux poète rock originel qu’il est, et qu’il restera. Toute la force d’un type qui a suivi les règles, et qui les a tous battus à leurs propres jeux. Chuck Berry était un homme, et il a été bon.
Ersin Leibowitch
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