Le grand spécialiste du prog rock Aymeric Leroy vient de signer un nouvel ouvrage de référence, consacré à Yes cette fois.
Il fut un temps où il fallait choisir son camp. Dans les cours de récré ou en salle de perm’, les discussions allaient bon train, le ton montait parfois : on était Beatles ou Rolling Stones, Led Zeppelin ou Deep Purple, Téléphone ou Trust, Genesis ou Yes.
Aah, Yes… Personnellement, j’ai toujours placé le groupe de Jon Anderson, Steve Howe, Bill Bruford & Co loin devant Genesis – sorry Peter, mais c’est surtout solo que vous adore, et quant à vous Phil, c’est dans “Face Value”, avec Brand X, Brian Eno et, encore lui, Pete Gab’ que je vous aime.
Sans doute parce que sans m’en rendre compte – vous croyez qu’à quinze ans on prend le temps d’analyser pourquoi on écoute de la musique ? –, j’étais déjà en quête d’excellence instrumentale, à la recherche de solistes capables de me faire basculer dans d’autres dimensions, là où les codes se brouillaient, là où les barrières tombaient.
Et avec Yes, comme avec King Crimson et Emerson, Lake & Palmer d’ailleurs (pour rester dans le domaine du rock dit “progressif”), j’y trouvais plus que mon compte.
La voix diaphane, haut-perchée, un rien androgyne et étrange de Jon Anderson me fascinait au moins autant que celle de Robert Plant. Les rugissements et les vrombissements de la basse électrique de Chris Squire m’emplissaient d’aise – aurais-je découvert la basse grâce Chris Squire ? Allez savoir… Les envolées de Steve Howe me firent comprendre que l’on pouvait être un guitar hero d’un autre genre, d’une autre manière. Quant à Bill Bruford, il incarnait une sorte d’incontestable perfection dans sa façon de faire sonner sa batterie, de tramer et de tisser des arabesques rythmiques d’une rigueur mathématique et fiévreuse à la fois. Certes, il y avait aussi Rick Wakeman, et certains de mes camarades de classe férus d’Histoire adoraient ses disques solos, mais moi, Jon, Chris et Bill suffisaient à mon bonheur.
Ainsi, nous apprîmes par cœur “The Yes Album”, “Fragile”, “Close To The Edge” bien sûr, mais aussi “Relayer” et “Going For The One” – “Tales From Topographic Ocean” ? J’avoue que… (Et puis un double-album, ça coûtait cher !) “Drama” ? « Celui avec les mecs des Buggles ? » Curieusement, on ne l’accepta que bien plus tard (et on l’aima même, si, si…).
Puis les années 80 commencèrent, et à notre grande surprise, Yes (re)devint pour toute une génération – la mienne ! – un groupe dans le coup, capable d’assumer son passé glorieux et d’incarner le présent. Tout cela grâce à Owner Of A Lonely Heart, tube en or massif. Tout cela grâce à la guitare mordante du nouveau venu Trevor Rabin et grâce à la production high tech de Trevor Horn, futur (et génial) sound designer de Frankie Goes To Hollywood (Relax !) et Grace “Slave To The Rhythm” Jones.
Bref, entre Let’s Dance de David Bowie et Every Breath You Take de The Police, il y avait une place pour Owner Of A Lonely Heart de Yes. Owner Of A Lonely Heart n’avait certes rien de “progressif” mais tout de la pop song plus progressiste qu’elle en avait l’air, et “90125”, l’album dont elle était la locomotive, nous accompagna des mois durant.
J’avoue qu’ensuite je perdis le fil, laissant à d’autres le soin d’apprendre par cœur “Big Generator” et tous les albums suivants – Yes changeait de personnel à chaque nouvel album, je n’y comprenais plus rien, les pochettes étaient de plus en plus moches, j’avais la tête ailleurs, et même le prometteur “Anderson Bruford Wakeman Howe” me laissa sans réaction.
Pour autant, je n’ai jamais cessé de revenir régulièrement aux opus cités plus haut, d’acheter les versions remasterisées, sans jamais penser que cette musique avait vieilli, qu’elle était d’une autre époque ou je ne sais quoi. La musique de Yes a des rides, certes, mais ce sont de belles rides. Elles ressemblent à des (micro)sillons gorgés d’une sève musicale toujours aussi délectable.
Grâce au Yes d’Aymeric Leroy, j’ai replongé comme jamais dans l’univers yessien. Aymeric Leroy, il sait de quoi il parle : ses ouvrages font référence, de King Crimson à Rock progressif en passant par L’École de Canterbury. Toujours à portée de main, leur sérieux, leur précision et leur clarté impressionnent. Son Yes ne déroge pas à la règle. Il pèse le pour et le contre, distingue les forces et les faiblesses et mesure les attraits et les excès de cette musique à nulle autre pareille. (Comme la nôtre, sa passion yessienne se focalise sur les grands classiques seventies.) Sa façon d’analyser les paroles et la musique de chaque album rend justice à l’héritage de ce groupe d’exception, qui méritait bien toute cette considération. Quarante-six ans après “The Yes Album”, voici “The Yes Book” – « Yes, yes, going for the book, going for this book ! » •
LIVRE Yes, par Aymeric Leroy (éd. Le Mot et le Reste, 355 pages, 23 €)