2019, année zappa : après “In New York” et “Orchestral Favorites” réédités façon “Deluxe 40th Anniversary” et le live inédit “Halloween 73”, voici venir le très attendu coffret 6 CD “The Hot Rats Sessions”. Visité guidée exclusive.
Avec “Apostrophe(’)”, “One Size Fits All”, “Roxy & Elsewhere” et “Sheik Yerbouti”, liste non-exhaustive à laquelle ceux qui ont découvert l’animal à poils longs (bien) plus tard que votre vieux Doc ajouteront sans doute “The Best Band You Never Heard In Your Life”, “Hot Rats” est indiscutablement l’un des albums les plus vénérés de Frank Zappa. Pourtant, malgré sa pochette hyper-attractive – Christine Frka photograhiée par Andee Nathanson, non créditées à l’époque – “Hot Rats” n’est pourtant pas si facile d’accès. Principalement instrumental, à l’exception de l’hallucinant Willie The Pimp chanté par Captain Beefheart, il lorgne dangereusement sur le jazz, et même s’il déborde de mélodies toutes aussi magiques les unes que les autres et que Zappa préférait parler de « rock and roll concertos », rendez-vous compte, il y a des soli de saxophone un peu free, des harmonies qui “frottent” (comme disait André Popp), du violon blues et râpeux, un bassiste de 15 ans qui enregistrera un disque de soul music instantanément culte six ans plus tard (mais qu’est-ce que Shuggie Otis fait là ?!) et, comble de l’horreur, des MUSICIENS DE STUDIO ! John Guerin et Paul Humphrey à la batterie ! Max Bennett à la basse ! Des mecs de L.A. capables de tout jouer ! Et formidablement bien en plus ! Mais comment osent-ils ?! C’est monstrueux, ça devrait être interdit, je vais prévenir la Police du Jazz et la Brigade du Rock.
Heureusement, les deux acteurs principaux de cette superproduction perverse-polystyle sont Frank Zappa, le taulier, et son bras-droit Ian Underwood, l’homme à tout (bien) faire, aussi formidable quand il souffle dans un saxophone ou une clarinette que quand il pose ses mains sur des claviers. “Hot Rats” est donc l’œuvre d’un duo entouré de session men. Du Steely Dan avant l’heure quoi… Et même du jazz-rock avant l’heure, car entre ces deux styles Zappa avait commencé de trier un trait d’union au même moment que Miles Davis, Chicago Transit Authority, Soft Machine et consors (enfin, les consors n’étaient pas si nombreux en fait….) Le créateur des Simpsons, Matt Groening, grand zappaphile devant l’éternel et qui signe l’un des textes du livret termine sa contribution ainsi : « Est-ce Zappa a inventé la fusion jazz-rock avec cet album ? Purée je pense que oui (mais ne retenez pas ça contre lui). »
Si je vous dis que “Hot Rats”, « This movie for your ears » (c’était écrit sur la pochette intérieure du 33-tours) est un sommet d’invention, un concentré inouï de musique savante à la portée de tous, bref un chef-d’œuvre absolu, je sais bien que je ne vous apprends rien. Ce disque commence par Peaches En Regalia, l’une des sept merveilles du monde zappaïen (qui en compte en réalité bien plus). Une douce folie architecturale de même pas quatre minutes, une mini-symphonie d’overdubs enchanteurs qu’on ne se lassera jamais d’écouter. La vie sans Peaches En Regalia, on n’y songe même pas.
Puis “Hot Rats” continue avec Le Maquereau Willie évoqué plus haut, howlinwolfisé comme il faut par le toujours saignant Capitaine Cœur De Bœuf, et étoilefilantisé par un Zappa en état de grâce qui grave dans le marbre céleste un solo aux saveurs cosmiques infinies… (Il me semble avoir lu naguère et je ne sais plus où que Robert Fripp était très, très impressionné par ce solo.)
La parole revient à la musique (im)purement instrumentale dans Son Of Mr. Green Genes, dont le thème principal n’est que bonheur et mélancolie mêlés. Les arrangements sont à la fois complexes et “lisibles”, et le sommet de la complicité musicale entre Zappa et Underwood se joue peut-être là – mais attention, Bennett et Humphrey ne sont pas en reste !
La face 2 débutait par Little Umbrellas, ces Petits Parapluies qui nous protégeaient de la vulgarité musicale. La contrebasse était reine, les bois et les anches de Ian Underwood faisaient merveille, arrangés avec maestria par Zappa, notre poète caustique. The Gumbo Variations, c’était encore un autre wonderful trip sonique, featuring un Ian Underwood toujours aussi inspiré-déchaîné et un Don “Sugarcane” Harris qui ne l’est pas moins. Hardcore fanatics, prenez note : le CD 5 du coffret “The Hot Rats Sessions”, qui contient (entre autres) les six morceaux originaux de “Hot Rats” en propose le 1987 Digital Re-Mix et, du coup, la version de The Gumbo Variations dure plus de 16 minutes, soit trois de plus que celle du 33-tours original. NB : Votre vieux Doc préfère le FZ-Edited Original Analog Master Transferred & Re-Mastered by Bernie Grundman en 2008, mais chacun ses goûts…
Enfin, tout s’achève (mais rien ne vous interdit d’écouter “Hot Rats” en boucle !) avec It Must Be A Camel, dernière folie jazz-baroque d’un album décidément sublime. Des six morceaux, c’est peut-être le plus « Movie for your ears » de tous. Dernière mention à John Guerin, futur membre du L.A. Express de Tom Scott et fiancé de Joni Mitchell (il joue sur divers chefs-d’œuvre de la princesse canadienne de Laurel Canyon), et dernières salves électriques échappées de la six-cordes du Taulier.
Et là vous vous dites : « Ok, Doc, sympa de nous avoir redonné envie d’écouter “Hot Rats” pour la 5678ème fois, mais quid des six CD du coffret “The Hot Rats Sessions” ? On l’ajoute sur la lettre au Père Noël ? “Hot Rats” dans la hotte, c’est oui ou c’est non ? » Hmm, si comme moi vous connaissez par cœur “Hot Rats” depuis …. (mettre ici l’année de votre choix), oui, sans aucune hésitation. Mais si vous n’avez jamais entendu cet opus magnum, pas tout de suite – cela dit attention, c’est une édition limitée… “The Hot Rats Sessions” me fait songer aux coffrets Miles Davis publiés par Columbia Legacy dans les années 1990/2000, qui s’adressaient avant tout, me semble-t-il, aux real connoisseurs – mais je serais évidemment le premier ravi si la terre entière se ruait sur ce bel objet-disque au format 33-tours illustré par une autre photo de Mademoiselle Frka !
Les six CD de “The Hot Rats Sessions” proposent majoritairement des versions de travail, prototypes, alternate takes et autres jam sessions et false starts – six fois de suite Transition en mode coitus interruptus, j’en connais qui vont froncer des sourcils ! Rassurez-vous : Transition deviendra in fine le jazzy-mélancolique Twenty Small Cigars de “Chunga’s Revenge”, et sa Full Version inédite se déguste finalement sur le CD 4.
Que de trésors dans ce coffret ! À commencer par cette version de plus de dix minutes de Directly From My Heart To You (la V.O. est sur “Weasels Ripped My Flesh”) dans le CD 3, Son Of Mr. Green Genes (Master Take), Big Legs (soit 32 minutes de Gumbo Variations !), Arabesque (Guitar OD Mix) (la version longue de Toads Od The Short Forest de “Weasels Ripped My Flesh”) dans le CD 4, qui se conclue par une petite merveille en duo Zappa-Underwood, Piano Music (vous allez pleurer de bonheur). Mais ce n’est pas tout ! Votre Doc vous laisse découvrir la suite… Mais sachez que la somme de musique contenue dans ces six CD, si elle impressionne à la première écoute, se révèle rapidement très, très addictive… Cette immersion a tout de l’aller simple vers le Grand Monde Zappaïen !
Comme le rappelle l’heureux Vaultmeister Joe Travers, qui est aux archives zappaïennes ce que Michael Howe est aux archives princières, le coffret “The Hot Rats Sessions” contient principalement tout ce que Zappa a enregistré en juillet 1969, réflètant ainsi tout le processus créatif de ce génie qui ne rêvait pas seulement de belle musique dans son sommeil, mais bien vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ou presque – allez, dison, vingt heures sur vingt-quatre… (Comme Prince, Zappa était un insatiable workaholic, et votre Doc a un petit coup de blues en se disant que ces deux phénomènes nous ont vraiment quittés trop tôt, l’un à 57 ans en 2016 et l’autre à 53 en 1993 : la retraite, connais pas…)
Un mot sur les photos du livret signées Bill Gubbins : elles sont absolument magnifiques, et provoquent une émotion comparable à celle qu’on l’éprouvait naguère en ouvrant la gatefold sleeve du vinyle de “Hot Rats” et en découvrant les portraits du maître en studio ou dans les rues de Londres avec son chapeau melon (l’intérieur du vinyle d’époque est reproduit à l’identique en pages 2 et 3 du livret).
Une dernière bonne nouvelle avant de se quitter : le 1er février devrait sortir The Hot Rats Book : A Fifty-Year Retrospective Of Frank Zappa’s Hot Rats chez Backbeat Books (176 pages, 38 €). Je pense que ce n’est pas la peine de traduire ce qui suit, vous allez tout comprendre : « Hot Rats, a groundbreaking and historical record including using new sixteen-multitrack recording and overdub technics for the first time ever was captured in photos by Bill Gubbins, who shot the recording sessions and live performances of the record immediately following its release. Most of these images have never before been published in book form, appearing here for the first time. The Hot Rats Book : A Fifty-Year Retrospective of Frank Zappa’s Hot Rats also contains essays by author Bill Gubbins, Ian Underwood, who was involved in working with Zappa on the recording sessions, Steve Vai, David Fricke and Matt Groening. »
Que demande le peuple ? Hé bien, ce livre, ce coffret, et une année 2020 aussi riche en émotions éditoriales à moustaches que 2019 ! “One Size Fits All” en coffret 10 CD ? J’achète ! “The Complete Sheik Yerbouti Sessions” ? J’en veux ! “The Amazing 1988 Tour 20 CD Box Set” ? J’en rêve ! Etc., etc.
Frank, on t’aime.
Coffret “The Hot Rats Sessions” (Zappa Records / Universal, sortie le 20/12)
Photo ouverture : © Bill Gubbins (Zappa Records / Universal)