Connu pour son travail avec l’Orchestre National de Jazz entre 2009 et 2013, Daniel Yvinec sera le directeur artistique des soirées “We Could Be Heroes” du festival Rhino Jazz(s) Festival, en hommage à David Bowie. Au programme, les 14 et 21 octobre, le Possible Quartet(s), l’Imperial Quartet et “The Band From David Bowie’s Blackstar”, alias Donny McCaslin, Jason Lindner, Tim Lefebvre et Mark Guiliana. On a déjà envie d’y être.
MUZIQ.FR Vous êtes le directeur artistique de trois créations musicales : en quoi votre rôle consiste-t-il exactement ?
DANIEL YVINEC Toujours la question – légitime – du rôle du directeur artistique, c’est une position encore trop méconnue par chez nous, Dieu sait si elle me passionne et si je crois en ses vertus ! Passer une commande à un groupe, comme l’a fait le Rhino Jazz(s) Festival, c’est une chose déjà inestimable, une réelle marque de confiance. Pouvoir accompagner la réalisation de cette commande, c’est une toute autre chose, c’est chercher ensemble, veiller à la cohérence, repousser les limites, provoquer l´aventure, faire sortir les groupes de leur zone de confort, chercher le grand angle, le cinémascope.
Je ne suis pas à l’intérieur du cercle, je n’ai pas d’instrument en main, mon énergie toute entière est donc consacrée à une forme d’écoute active et bienveillante, qui a pour vocation de faire évoluer les choses. Je trie les sons, essaie de les réorganiser, de mettre en valeur celui qui s’efface, de créer un climat de confiance, des synergies propices à la prise de risque, je veille à la durée, on fait toujours trop long, le plaisir nous fait perdre la notion du temps… Je travaille sur le scénario. La scène, comme un album, c’est une narration, il ne faut pas dévoiler le nom du criminel à la première scène.
Bref, il y a tant à faire, les choses peuvent vraiment monter à une toute autre altitude si on se donne la peine et le temps d’aller au cœur de la musique, de chercher là où il peut y avoir quelque chose de magique, cet élément impalpable et indéfinissable qui, à terme, parlera à tout le monde.
Que l’on soit instrumentiste au sein d’un groupe, songwriter ou interprète classique (je travaille depuis peu dans ce domaine qui me passionne de plus en plus), il y a une marge essentielle entre ce que l’on sait et/ou peut faire de son talent, et le projet artistique qui doit être considéré avec plus de hauteur. Mon rôle, c’est d’incarner cette distance, de mieux définir les choses, leur cohérence, leur lisibilité, la clarté des intentions, leur radicalité parfois, qu’elles trouvent leur juste place dans la musique, et dans le monde aussi…
C’est de savoir être aussi au centre du groupe, de comprendre mesurer les talents de chacun, de saisir la marge de progression du projet global et d’évaluer quelle latitude j’ai de faire évoluer les choses. Au final, c’est toujours une aventure passionnante et une collaboration vertueuse, c’est escalader, gravir ensemble un sommet en trouvant le meilleur chemin, celui qui nous offrira le plus beau panorama.
Pourquoi rendre hommage à David Bowie plus qu’à un autre musicien rock ?
Peut-être que ce n’est pas à moi qu’il faudrait poser cette question, mais plutôt à Ludovic Chazalon, programmateur et directeur artistique du Rhino Jazz(s), qui est à l’origine de cette idée. Il m’en a parlé il y a maintenant presque quatre ans, il n’ était en rien question de rendre hommage à un musicien disparu, c’est le cas aujourd’hui, c’est ainsi… Bowie, c’est bien plus qu’un musicien, c’est un artiste complet, il appartient au club restreint de ceux qui voient large et qui n’ont pas mis tous leurs œufs ans le même panier : David Byrne, Lou Reed, Brian Eno, Laurie Anderson, St Vincent, The National, Elvis Costello… Bowie aurait pu tout aussi bien aller vers l’art contemporain, la peinture, la littérature, que sais -je encore. Lisez le journal d’Eno, sa vie s’organise autour de nombreux pôles, intellectuels, sociaux, politiques, familiaux, il se nourrit sans cesse pour mieux saisir le monde.
C’est aussi de cette manière, en toute modestie, que j’envisage ma vie, quelle que soit la quantité de travail à fournir, quelle que soient les “urgences”, je veille toujours à me laisser de l’espace pour les livres, les films, la famille, les amis, et si l’on m’interdisait de faire de la musique, je me sentirais sans doute aussi heureux d’aller vers l’ écriture, le cinéma – en serais-je capable, c’est une autre question… Aujourd’hui ma vie artistique s’oriente de plus en plus vers des collaborations avec des auteurs, des chorégraphes, des hommes d’image, cela me nourrit, m’oxygène, la musique doit regarder plus haut qu’elle-même. Je suis toujours autant passionné et gourmand, mais cela nécessite de l’air, pour respirer, il me faut puiser dans d’autres sources. Bowie est sans doute un des cas les plus passionnants de capacité à se régénérer, il n’ a jamais fait deux fois la même chose, a cherché, pris tous les risques sans se soucier des regards. Pondre “Low” ou “1. Outside”, il faut avoir du cran quand on est une pop star. Bowie avait compris le monde mieux que personne, son image, son aura lui ont permis d’aller là où il voulait et d’être suivi, toujours. Quelle formidable leçon !
Rendre hommage, c’est prendre le risque de faire moins bien que l’original. Comment éviter cet écueil ?
Ça c’est justement ce que j’aime, le côté « Ne fais pas ça, tu vas te planter », un des meilleurs stimulants. Lorsqu’on est au pied du mur, il faut trouver des solutions, cette position nous évite de réfléchir à des choses inutiles et nous focalise sur l’essentiel. La grandeur du sujet, son immensité, la largeur de vue du bonhomme en l’occurrence, ça laisse tellement de portes ouvertes, il faut partir de l’énergie que nous donnent ces personnages hors-norme, comme on attrape le témoin d’une course de relai, se nourrir de l’infinie générosité de leur geste artistique, et donc, bien sûr, ne surtout pas faire la même chose.
Je me suis souvent confronté à l’idée de reprendre un répertoire, comme un palimpseste, Robert Wyatt, Astor Piazzolla, etc. Avec l’Orchestre National de Jazz, “Wonderful World” et “Chansons sous les bombes” avec Guillaume de Chassy, Frank Sinatra plus récemment, Gardel aussi, et maintenant Bowie, à chaque fois je réalise que je cherche l’itinéraire bis.
Pour le Wyatt, partir des voix nues, associer des artistes qui n’étaient pas des fans mais plutôt assez éloignés a priori de son univers ; pour “Wonderful World”, enregistrer des amateurs dans les rues de New York qui nous chantent, avec tout leur cœur, ce qu’il leur reste de ces fameuses chansons populaires de l’entre deux guerres. Tout cela pour partir d’un endroit où paraphraser n’est plus possible, parce que dès le début on pose des options qui amènent vers notre propre aventure, notre réalité.
La position de fan n’est jamais un très bon point de départ, il faut certes un amour profond pour le sujet, il faut s’en nourrir, mais les grands artistes dans ce qu’ils nous offrent nous donnent aussi l’énergie dessiner notre monde. En ce qui concerne Bowie, plus je travaille sur ses chansons, plus je mesure la dimension de l’artiste, mon attachement à sa musique ne cesse de grandir.
Avant son concert, le Blackstar Band de Donny McCaslin bénéficiera de trois jours de résidence Sera-t-il du coup d’une teneur forcément différente des autres concerts du groupe ?
Totalement différente. Il s’agit là d’une véritable création. Nous serons enfermés dans un studio durant trois jours pour imaginer ensemble comment rendre hommage à Bowie. Ils ont côtoyé l’homme dans le travail, son énergie incroyable, son sens de l’humour décapant à une période si particulière de sa vie. C’est inspirant de constater qu’une nouvelle fois il a rebattu les cartes, pour aller encore ailleurs, avant de tirer sa révérence de la plus élégante des manières. Les musiciens du Blackstar Band ont été profondément marqués par cette collaboration, elle a changé leur façon d’appréhender la musique.
Il y a dans tout cela de la sève, une matière première pour démarrer. On travaillera un peu comme le font les peintres, qui s’assoient longtemps pour s’imprégner d’un paysage et fabriquent, de retour à l’atelier, leur version de ce paysage, en peignant de mémoire, comme on dit en anglais.
J’arriverai avec une foule de propositions destinées à déclencher un geste artistique. Le groove d’un titre, une ligne de basse volée à un autre, un riff de guitare, comme du morphing, quelques bribes de textes aussi, des extraits de musiques qui ont influencé Bowie, de Steve Reich à Scott Walker. On va probablement puiser dans ce qui a été expérimenté en studio durant les séances de l’album, les méthodes de travail, les bribes de titres qui n’ont pas vu le jour. Il faut que j’ai un maximum de flèches dans mon carquois, mais il me faudra aussi laisser l’instant me dicter ce que je dois faire.
Comment évoquer l’esprit de Bowie sans jouer sa musique verbatim ? C’est la question primaire, et l’axe que j’ai donnés aux musiciens de “Blackstar” lorsque je leur ai proposé de vivre cette singulière aventure. Peut être aussi est-ce la raison pour laquelle ils ont accepté de créer ensemble, avec tous les dangers que ça englobe, c’est un truc d’équilibriste, on est là pour ça. On peut facilement imaginer que si je leur avais proposé de faire une version de Life On Mars au saxophone ténor, ou de revisiter “Blackstar” avec d’autres chanteurs, j’aurais essuyé un refus. Il est touchant de se dire que c’est un programme unique, spécialement conçu en collaboration avec ce groupe, autour de Bowie. Il sera joué une seule fois, à Saint-Étienne. Ce côté volatile est assez excitant : une seule soirée, pleine de fureur, de poésie et de danger !
Vous avez également choisi de travailler avec le Possible Quartet(s) et l’Imperial Quartet : histoire de proposer une vision plutôt “française”, “européenne” de la musique de Bowie ?
Ça c’est une vaste question, la signature, en fonction de là où on est né. Une question que je me pose depuis toujours, je crois que l’on fabrique une musique qui ressemble au paysage que l’on voit de sa fenêtre. Regardez ECM : la Scandinavie, les lacs, c’est de là que vient la réverb’, soit la largeur de l’espace. D’ailleurs, les disques new-yorkais du même label ont souvent moins de réverb’, les loyers y sont plus chers, les pièces y résonnent moins… le jazz West Coast est plus sautillant et ensoleillé que celui de New York, urbain, sauvage, intense…
Le Possible Quartet(s) est un quatuor de musique de chambre (cuivres et vents), ils ont beaucoup écrit, arrangé. Lors de notre première rencontre, j’avais fait allusion au Brass Fantasy de Lester Bowie (!) : cette façon tellement élégante de jouer Smooth Operator de Sade, il faut le faire, ce n’est pas donné à tout le monde. Chacun doit trouver son espace poétique, lorsque Bill Frisell reprend John Lennon ou John Hiatt, il le fait à la lettre, il relève à l’inflexion près le phrasé des chanteurs, parce que son espace poétique se niche dans ce type de fidélité absolue, c’est sa façon de faire, et pour lui cela fonctionne merveilleusement. Chacun doit définir sa place par rapport à un sujet, toutes les option peuvent être envisagées, si elles sont profondes et sincères.
En ce qui concerne la méthode, j’ai rencontré les deux groupes, on s’est parlé, j’ai écouté leur travail, me suis nourri de leurs couleurs, puis nous avons émis une set list, fruit d’une réflexion commune avec Ludovic Chazalon. Ils ont ensuite travaillé de leur côté, on s’est retrouvé après la première phase d’écriture, de défrichage. Nous avons choisi des titres connus, ancrés dans nos caboches, pour poser des balises qui nous permettront de nous éloigner du rivage .
L’approche des deux groupes est quasiment opposée, le Possible Quartet(s) travaille un peu comme un quatuor à cordes qui improvise, avec une écriture précise, au cordeau, un sens de la respiration commune assez fort. Il a fallu chercher à la fois comment sortir de l’écrit, trouver la place de chacun, la place de l’improvisation, et aussi comment aborder la thématique (littérale, allusive, décalée, etc.)
L’Impérial Quartet, c’est comme avec un groupe de rock : ils ont besoin de jouer, de ressentir les choses pour faire le tri après ; c’est plus empirique, ils ont un arsenal d’effets électroniques et d’instruments, il faut resserrer le propos, chercher comment organiser les timbres, les rôles de chacun, l’esthétique globale. Dans les deux cas, c’est passionnant. Lorsque l’on fait de la direction artistique, les pôles essentiels sont de comprendre à qui on a affaire, mais aussi de mesurer la possibilité d’aller plus loin, d’évaluer la marge de manœuvre qu’on a pour faire grandir le projet, lui trouver son essence, sa juste place, sa lisibilité, d’aller ensemble infiniment plus loin que ce qu’on aurait pu faire séparément. •
Les concerts
Possible Quartet(s) et Imperial Quartet le 14 octobre à Saint-Chamond (Salle Aristide Briand), “The Band From David Bowie’s Blackstar” (Donny McCaslin, Jason Lindner, Tim Lefebvre et Mark Guiliana) le 21 à Saint-Étienne (Le fil), dans le cadre du Rhino Jazz(s) Festival
Le Net
rhinojazz.com