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Bernard Lubat : “Nougaro, le chanteur du jazz”

Pendant l’écriture du scénario du documentaire La vie rêvée de Nougaro, son réalisateur Thierry Guedj s’est longuement entretenu avec Bernard Lubat sur sa relation fraternelle et sa collaboration avec le chanteur. Exclu muziq.fr !

THIEEY GUEDJ Conservez-vous un souvenir de votre découverte de Nougaro ? Comme beaucoup, j’imagine, c’était avec le célèbre 25cm de 1962, Une Petite Fille, Le Jazz et la Java, Le Cinéma et Les Don Juan

BERNARD LUBAT C’est un souvenir inoubliable. J’étais au conservatoire à Paris et un copain m’a dit : « Faudrait que t’écoutes ça, ça vient de sortir », et c’était novateur, vraiment… une bifurcation ! C’était tellement inhabituel, cette rencontre avec le jazz. Avec Michel Legrand, notamment, à l’époque. C’était la première fois que j’entendais un poète qui swinguait. Et c’est par cette rencontre avec les musiciens insolents du jazz que Nougaro s’est rencontré lui-même, finalement ! Dans une confrontation. Claude a chanté avec des jazzmen, et vous savez, les jazzmen sont des gens pas très sûrs… il faut se méfier ! [Rires.] et il a tiré de sa confrontation avec la poésie musicale, la poésie de ses mots. Et dans cette confrontation, il est devenu lui aussi musicien. Parce que le jazz c’est une musique orale : ça peut s’écrire évidemment, c’est très savant, mais c’est aussi improvisé. C’est l’incertain, c’est l’incertitude, donc c’est suspendu, c’est pas gagné. Ni perdu, d’ailleurs ! Justement, c’est ni à gagner, ni à perdre : ça s’appelle la poésie, quoi !

A la même époque, Nougaro trainait dans les clubs de jazz de Saint-Germain-des-Prés, et rencontrait les plus grands jazzmen français.
Nougaro dans la cave, c’était quelqu’un qui venait chercher… Nougaro ! On était tous en train de se chercher nous-mêmes ! On était plusieurs nous-mêmes, et la musique était pour nous un lien. Une « poétique de la relation » comme dirait Édouard Glissant. C’est à dire quelque chose qui nous questionne, qui nous habite. C’est vraiment l’intériorité de l’être créatif, c’est simple finalement. Ça paraît maintenant à côté de la plaque, et c’est vrai qu’on était à côté de la plaque… et qu’on y veillait ! [Rires.] Un des premiers musiciens avec qui il a joué, c’est Eddy Louiss. Avec Eddy, il a affronté cette idée de chanter, en direct et en public. Et devant ses parents : avec un père grand chanteur d’opéra, et une mère professeure de solfège et de piano… il n’a pas eu de pot ! Et puis petit à petit, il a traîné, traîné dans les clubs de jazz, et cette musique l’a élu. C’est une musique qui n’en finit pas de commencer, le jazz. Donc, il a senti la poésie ! Et petit à petit, il a fait partie de la bande… et il est devenu chanteur du jazz. Pas chanteur de jazz : dans le jazz, il s’est inscrit comme “le poète qui chante”. Et il a appris. Parce qu’au début, il ne savait pas (comme tout le monde d’ailleurs) ce que c’était de chanter jazz, de chanter swing. C’est sur le fil, le jazz, c’est pas de l’industriel, c’est très fragile. Ce n’est pas facile de chanter Autour de minuit. Thelonious Monk, il faut oser quand même ! ça lui a pris un certain temps pour habiter ça… C’est un vécu, c’est du temps long, pas une séance pour faire un disque. C’est toute une vie ! Les chansons de son commencement sont si belles et si profondes. Après, il a essayé de continuer son commencement. Comment on fait quand on est artiste pour continuer à commencer, pour produire un commencement qui n’en finit pas ? Très peu qui y arrivent, ils finissent toujours par faire carrière… Personne n’est parfait ! Pour lui, la carrière n’a jamais été une digue. L’œuvre était plus forte que tout, il était à l’œuvre : c’était un œuvrier.

Bernard Lubat derrière son instrument fétiche

Bernard Lubat derrière son instrument fétiche

Il répétait souvent cet alexandrin qui le définissait si bien : « J’aurais passé ma vie à faire mes débuts. »
Il avait cet orgueil d’être artiste et créateur… et puis il voulait vivre ! Et la vie, ça n’en finit pas de commencer. Parce que si on s’arrête, si on se regarde bouger, on est mort. Et le jazz, tu l’attrapes pas, c’est comme une truite dans un ruisseau, elle s’échappe tout le temps. C’est impossible. Mais il faut s’y entraîner, à l’impossible ! Et c’est pour ça que les musiciens de jazz aimaient tant Nougaro. On n’a jamais accompagné Nougaro : on jouait avec Nougaro. Parce que lui jouait avec nous, les musiciens.

Il a été envahi par cette musique, depuis le jour où, gamin de 11 ans, il la découvre sur le poste de TSF familial dans l’appartement des grands-parents. Quartier des Minimes à Toulouse, c’est un enfant triste, en souffrance dans un milieu étriqué. Il découvre Armstrong, et se met instantanément à danser.
Parce que le jazz, c’est une musique qui libère. Les musiciens de jazz afro-américains, ils se libéraient sans doute de l’esclavage, et ça nous a parlé à nous ici, qui étions peut-être des esclaves sans le savoir. Des esclaves d’une éducation, d’un formatage. Armstrong, ça a dû le réveiller, il s’est dit : « Ça me regarde, mais qu’est-ce que c’est ce truc-là ? » C’est un peu cet inconnu, aussi. Le jazz, c’est la recherche de l’inconnu de soi. C’est pour ça que Claude, philosophiquement il est jazz ! Alors, ce n’est pas un chanteur de jazz parce qu’il n’est pas Américain, il ne chante pas en anglais – j’imagine s’il chantait en anglais avec son accent pourri de Toulouse… [rires] ! Mais il n’avait pas besoin de ça, parce qu’il faisait rouler les mots avec la musique, et ça aussi c’est unique. C’était un esthète des mots, et sa poésie a réveillé les musiciens de jazz français. Il nous a ouverts au rêve, à l’espérance, à l’insolite. C’était un insoliste

On a l’impression que Nougaro joue sa vie, que le jazz et la poésie, pour lui, c’est une question de vie ou de mort.
C’est affronter le risque d’être… ou ne pas être. Le jazz, comme l’écriture poétique, c’est un risque. Et on mange mal avec ce risque-là. Dans la société de l’époque, on ne sait pas si on va s’en sortir vivant : imaginez de la musique à vivre, c’est périlleux, il vaut mieux s’occuper d’avoir de la musique à vendre ! Claude, son intuition vient de là, elle ne vient pas d’une carrière, elle vient de sa nécessité d’être ou de ne pas être. Et ses chansons trimballent du grave, de la vie, de l’aigu. Et du rêve aussi : il a écrit des chansons qui viennent d’improvisations, de nuits passées à discuter, à se perdre dans des rêves éveillés, ou alcoolisés, ou complètement enfumés. Chacun fait ce qu’il veut avec ce qu’il peut !

Il se définissait parfois comme un égaré. On a l’image de Nougaro qui se perd dans la nuit et qui n’en revient pas…
Les célèbres patrouilles ! J’ai une anecdote à ce sujet : quand Nougaro est venu à Uzeste musical, je crois que c’était en 1985, l’époque où je travaillais beaucoup avec lui. Pendant le festival, la gendarmerie de Villandraut m’appelle à cinq heures du matin : « Bon, il faut que vous veniez parce qu’il y a un type, là, il est complètement cuit, et… il se prend pour Nougaro ! » Je me doutais du truc, je suis arrivé, et j’ai dit : « En effet, c’est Nougaro ! » Il les insultait, il les traitait de tout, les pauvres gendarmes lui disaient qu’ils ne lui voulaient pas de mal, mais il voulait tout casser ! Alors il avait fallu l’attraper, le calmer, puis le coucher, puisqu’il était dans une espèce d’explosion métaphysique. C’était un extrêmementiste. Comme tous les artistes qui vont jusqu’au bout ! Etre artiste, poète, musicien l’occupait totalement, pour ne pas se laisser rattraper par la nostalgie et la mélancolie. Parce qu’il nous a fait des crises de mélancolie grave, et je pense qu’il se battait pour alpaguer le futur.

Sur scène, il tenait à distance ses démons…
La scène, c’est “Je te fais une scène”, quoi ! C’est un jeu… Un jeu ! Et il faut pouvoir continuer à jouer en-dehors de la scène. À jouer à la vie ! Mais pour jouer à la vie, il faut s’appuyer sur des bouquins, sur de l’art, sur de la politique, sur des personnes, sur quelque chose de costaud, de tangible, avec laquelle tu peux te mesurer, tu peux te battre. C’est toujours cette question : se battre. Et on dit : « battre le tambour » ! Battre le swing, le feeling, le rythme, parce que le rythme, ça te transporte, ça te réveille la mort. Donc je prends un crayon, j’écris, j’invente une chanson, « Maurice, écris-moi une musique ! » Et l’autre devient un camarade de jeu. C’est de l’enfantillage, voilà !

Vous évoquez les années 1980, mais vous avez commencé à jouer avec Nougaro dès la fin des années 1960.
C’était l’époque où j’étais dans la bande d’Eddy Louiss, Maurice Vander, tous ces be-bopeurs infernaux, extraordinaires et j’étais le plus jeune de la bande.  Parfois j’ai joué avec Nougaro, j’ai fait des remplacements du batteur qui était à moitié mort… après il est re-né, René Nan… [rires], c’est un batteur formidable ! On partait en tournée dans le van conduit par le beau-frère de Claude qui s’occupait du matériel, et on jouait au poker, derrière. Un poker enfumé, pendant des kilomètres ! On arrivait enfin à Paris, devant chez Claude, on garait le van, et la partie continuait jusqu’à 10 heures du matin. Et on jouait nos cachets ! Avec un système de crédit : « Tu me dois deux concerts, n’oublie pas… Allez, prête-moi un concert, je te le rembourse demain ! ». C’était une vie de patachon, une vie de poète. Le lendemain suffisait à aujourd’hui. Et toutes les discussions étaient branchées sur la poésie, sur la musique, c’était pas du tout showbiz. Et sur scène, c’était la lutte, l’utopie ! La bagarre… tu te bats contre toi-même, avec toi-même, avec les copains. Pendant les années 80, avec le trio avec Maurice Vander et Pierre Michelot, on jouait avec Claude comme avec un saxophoniste. J’ai joué avec Stan Getz, avec des monstres du jazz, et c’était pareil, le mec allait jusqu’au bout, jusqu’au bout ! Jouer avec lui, c’était jouer avec un corps qui bouge, il se balade, il est sorcier, c’est l’apprenti sourcier. Il dansait à sa façon, il sautait à sa façon, il éructait. Sur scène, c’était un rituel, quelque chose d’archaïque, qui vient du fond des âges, et qui remonte à la surface. Vous avez vu un batteur de jazz qui ne transpire pas ? Impossible ! Même un pianiste, un bassiste, il faut que ça joue, il faut qu’il y ait de la viande ! S’il n’y a pas de viande, il n’y a pas d’âme, pas d’être ! Quand Nougaro terminait sa chanson, il était essoré, pas de demi-mesure, tout ou rien ! Le jazz, ça participe de la construction de l’individu, de sa singularité. On n’est pas une copie de quoi que ce soit. Il ne s’agit pas de paraître, mais d’être. Il dansait avec les mots, il ne récitait pas, Nougaro… Qu’est-ce qu’il leur mettait, aux mots ! Il ne les laissait pas indemnes ! Il devenait Nougaro chaque fois un peu plus, un peu plus profond, toujours un peu plus profond.

LUBAT live

Nougaro sur scène avec Maurice Vander, Pierre Michelot et Bernard Lubat : cliquez, et le jazz sera là

J’ai vu récemment des images de l’enregistrement de son disque à New York, “Nougayork”, son plus gros succès public. Mais ce n’est pas une démarche commerciale, là aussi on le sent sincère, il ne triche pas.
Il le fait à fond ! C’était l’époque où on avait fini le trio jazz et il a été viré de chez Barclay, des gens très intelligents… qui lui avaient dit qu’il était cuit. Et il a fait un truc avec ce que je déteste le plus : les boîtes à rythme et tout le bordel ! Avec cette musique électrique, du synthétiseur à fond la caisse, vraiment le truc américain. Mais c’est vachement bien fait, et puis ce texte, Nougayork, ça c’est tout lui. Le mec de Toulouse qui arrive à New York, personne ne l’écoute, et il crie : « Ouaaah, New York, c’est moi ! » Formidable ! Mais sur scène avec son orchestre américain, je trouve que c’était moins intéressant, ça ressemblait un peu au music-hall traditionnel, il perdait de sa poésie, de son risque. J’ai été longtemps requin de studio, je sais ce que c’est de servir la soupe au patron ! Tout l’inverse de sa relation avec Maurice Vander, une relation profonde… Pas du pipeau, pas du bluff. C’est mieux que la vérité, c’est du vrai ! Le disque qu’ils ont fait ensemble est sublime, parce que Vander c’est carrément Chopin. Il n’accompagne pas, il a fait une partition magnifique, ça devient à la fois de la chanson populaire et de la musique savante. Et tout le monde suivait… en écoutant cette merveille ! Ah, tous les deux sans batterie, sans orchestre, ils s’accrochaient l’un à l’autre, c’était magnifique. Un vrai duo crochu ! Parce qu’ils se sont bien crochetés, il faut les tenir, des couples comme ça. Et pour chanter sur la musique qu’apportait Maurice Vander, il fallait être costaud, je ne vois pas qui pourrait chanter là-dessus sans tomber dans les pommes (rires) ! Cela implique une vraie fraternité : si un des deux se plante, tout s’écroule. C’était la même chose avec le trio : on connaissait tous les morceaux, mais on ne savait pas si on allait être capables de les jouer, de les surinterpréter tous les soirs. Parce que c’était difficile : Maurice faisait des intros, des trucs d’une difficulté terrible, pas le genre de mec à jouer les accords tranquillement derrière, il faisait un contrepoint riche. Et Claude était capable de chanter là-dessus. C’est vraiment un des rares artistes qui a su rester populaire en faisant de la musique savante. Chapeau, le mec ! Mais je ne sais pas si les jeunes connaissent Nougaro, s’ils l’apprécient… Ils ont redécouvert Brassens ou peut-être Léo Ferré, mais Nougaro, je ne sais pas.

Est-ce qu’il souffrait de ne pas être reconnu à sa juste valeur dans le métier, de ne pas toucher un public encore plus large ?
Oui et non ! Il aurait voulu être le roi du monde ! [Rires.] Mais c’était un affreux égoïste, comme il faut pour être artiste, jusqu’à se faire détester par ceux qui jouent la bienséance. Il ne pouvait pas être dans cette banalité de vouloir plaire. Même s’il ne voulait pas déplaire. Donc il fallait trouver sa place, entre déplaire et plaire. C’est dangereux, c’est du funambulisme ! On n’a jamais rempli des salles de quinze mille personnes avec Claude, comme des tas d’artistes aujourd’hui. Ce n’était pas un vendeur, pas un vendu. Tant pis. Car au fond il voulait rester libre. S’il avait été une star, je pense qu’il se serait flingué. Son moteur n’était pas cette réussite-là. C’était la réussite poétique. Musicale, artistique. Il était habité par ça, jusqu’au bout. Et je pense qu’il restera dans l’Histoire, parce qu’il suffira de l’écouter, de le regarder. J’espère que ce film va y contribuer ! Et puis je pense souvent à lui parce que pour Uzeste, pour ce festival qui nous occupe, il a été super ! Il a été généreux, et on l’a fait jouer ici dans des conditions… plurielles : sous la pluie, l’orage, avec une panne de sono, il chantait dans un porte-voix, n’importe quoi… [Rires.] Il s’est battu, il a été super, à tous les niveaux, vraiment ! Il nous a aidé, il a participé à la fondation de ce qu’on a installé ici depuis quarante ans ! Voilà.

A LA TV La vie rêvée de Nougaro, un film de Thierry Guedj, sur France 3 le jeudi 7 avril à 21h 10 (92 mn).

Photo ouverture : Étienne Dobiecki (Archives Jazz Magazine).