À l’initiative de Simon Le Vigouroux, chargé de production du CRIC (Cellule de Recherche pour l’Imagination et la Création), les dériveurs légers de Bert Begar ont mouillé au Cabaret Vauban de Brest, le dimanche 20 mai, dans le cadre du Festival La Rade où Albert Marcœur se hissait en tête d’affiche.
Il n’était pas accompagné par le Quatuor Béla dans ce format désormais fixé sur disque avec “Si oui, oui. Sinon non” (Béla Label/Label Frères, 2017), mais se donnait en duo avec Éric Thomas, jeune compagnon de route, dans une salle pleine à craquer d’émotion, de clamoreuse reconnaissance, consciente d’assister à un concert rare, hunique, bien que Marcœur soit tout le contraire d’un guerrier, sans doute l’équivalent d’un battant à la recherche de formes nouvelles. Observateur des aberrations d’un temps livré à la foutaise du nominalisme et de ses mots trompeurs, il délivra dans son langage parlé-chanté un dessin en pointes sèches du monde d’aujourd’hui. Le trait est vif, ramassé, sans circonvolutions inutiles pour décrire le système des objets, la mécanique des solitudes. Les mâchoires se serrent, se desserrent laissant fuser un rire à l’évocation drolatique de l’ascenseur à cornichons jusqu’à ce qu’un coup de crayon, grave et plus charbonneux, vienne dessiner la silhouette d’une femme au corps lourd, prête à se jeter comme une voltigeuse sur un garçon qu’elle étoufferait assurément de son cœur en manque.
Albert croque la réalité avec le souci du détail qui dévoile l’humain en déséquilibre sur la crête des doutes et des fragilités. Mixant douceur et acidité, il est ce chimiste des mots qui envoûte un public complice depuis le début des années 1970. Chanteur de variétés ? Oui, si l’on adhère à ses mélanges d’ironie tendre et de réalisme poétique, si l’on consent à la rencontre de l’invention verbale et musicale. Car pour Marcœur l’un ne va pas sans l’autre, ses textes appartiennent à l’univers sensible comme une harpe au vent qui donna Jean Tardieu, Emmanuel Bove mais aussi Aphex Twin et Carla Bley. Une combinatoire hâtivement associée à celle de Frank Zappa avec lequel il partage cependant le goût des hybridations sonores toujours inattendues. Non, il n’est pas un chanteur de variétés qui déroule ses romances, répondant à un besoin toujours plus fort d’anesthésie ou de gesticulations dans l’oubli du réel.
Le réel, c’est lui. Et c’était ce soir-là Bert Begar, un duo, une petite structure, légère en apparence (voix, percussions, guitare arrangée, amplis) mais énergique, vitaminitique. D’un côté, un conteur en gants de cuisine battant mesure et démesure sur une table, le visage surexpressif mimant l’étonnement, la perplexité, l’interrogation avec des yeux sans cesse riboulants. De l’autre, un guitariste fredonneur jouant de son instrument préparé (pinces à linge, ressorts, sanza) et de pédales qui orchestrent des loops, coordonnant à lui seul un véritable ensemble à cordes.
Et l’on assista, chavirés, à un numéro de duettiste qui accomplissait le mariage de Marcel Duchamp et de Buster Keaton, l’union des polyrythmes et de dada, créant une forme neuve où pour la première fois des musiques composées par Éric Thomas coloraient les croquis d’Albert dans une harmonie d’humeurs que l’on pouvait qualifier de joyeuses. Un dosage brut – comme on parle d’Art Brut – sans bidouilleries exagérées ni grotesques effets, efficace, enivrant, si roboratif qu’à la fin on espérait que cela reprenne.
Au bar du Vauban, après un concert fruité, j’interrogeai le duo qui avait naguère enregistré “L’” (2005) et “Travaux Pratiques” (2008). Il me tardait d’apprendre si cette expérience n’était qu’un one shot ou le premier chapitre d’une suite à venir. Tous deux le désiraient vraiment mais Éric Thomas semblait très occupé par le développement de son nouveau label, Beg Rose Records. Quant à Albert Marcoeur, il travaillait à un vaste chantier : Barbarie, un projet commencé en novembre 2017 autour des instruments mécaniques apparus au XIXème siècle. Une pièce ambitieuse qui allait réunir cinq compositeurs, les présences du Quatuor Béla, d’un orchestrion et du pianiste Bertrand Chamayou, interprète de l’intégrale des Années de pélerinage de Frantz Liszt qui le fit lauréat d’une Victoire de la musique classique en 2016. Le chantier avançait et Barbarie allait prendre son envol à l’automne 2020, épousant un Tour de France des salles de musique et de théâtre. Et puis il s’apprêtait à rejoindre André Minvielle pour un spectacle annoncé en septembre dans le cadre du Festival Mens Alors !
Dans le jovial brouhaha du café, une femme avait pris place à notre table, bégayant des mots d’admiration et d’ivresse entretenue par une pinte de bière. Notre conversation terminée, Albert Marcoeur répéta que Bert Begar continuerait envers et contre tout, et d’abord en Bretagne où il souhaitait demeurer à présent, dans les vents d’Ouest qui remuent l’imagination et précipitent des pluies d’images propices à d’autres aventures. •
Concert
Albert Marcœur et André Minvielle, samedi 11 août 2018, Festival Mens Alors ! Renseignements : 06 43 54 35 92
Photo live : © Mariane Gauthier-Destable