En 2009, Loïc Bussières, envoyé spécial de Muziq, avait eu la chance de rencontrer Al Jarreau et de réécouter avec lui quelques morceaux cultes de sa discographie. « La chose la plus importante reste le feeling », disait notamment le regretté chanteur.
Converser avec Al Jarreau, c’est s’exposer à des réponses scattées, fredonnées, et d’une manière générale illustrées par son timbre élastique. Jarreau aime joindre la note à la parole. Surtout quand il s’agit de commenter quelques titres de son imposante discographie… • LB
You Don’t See Me (“We Got By” – Warner Bros., 1975)
Ce morceau fait son retour dans mon répertoire de scène, après des années d’absence. C’est toujours réjouissant de voir que le public l’apprécie encore aujourd’hui, alors qu’il date du siècle dernier ! Moi, j’aime écrire de la musique qui peut susciter l’intérêt de plusieurs générations. Avant “We Got By”, je chantais avec un trio jazz. Jusqu’à 1968 à peu près. Puis il y a eu ce qui est sûrement la période la plus importante pour moi, durant laquelle j’ai travaillé aux côtés de George Duke, à San Francisco. Là, j’ai vraiment appris à swinguer ! J’ai ensuite approfondi les sonorités brésiliennes en jouant avec Julio Martinez. C’est sa guitare qui m’a permis de libérer ma voix. [Il illustre son propos en scattant !] Cette façon d’occuper l’espace avec ma voix, c’est devenu ma marque de fabrique.
Your Song (“Glow” – Warner Bros., 1976)
Je crois que j’ai chanté Your Song plus qu’Elton John lui-même ! [Rires.] La première fois, c’était juste après l’avoir entendu à la radio. Il y avait justement tout l’espace dont je parlais, et qui me permettais de m’exprimer. Il y a cette intro, ou ma voix sonne un peu comme un cuivre, et puis cette progression, très classique. C’est mon interprétation de l’œuvre d’Elton, un type très important, d’un point de vue musical et personnel. Alors, c’est sûr, certains s’interrogent : est-ce que c’est du jazz, de la soul ou de la pop ? À toutes ces questions, la réponse est « oui » ! Oui pour tout ! Pourquoi faudrait-il se borner à un seul genre ? Pourquoi un gamin qui aime Green Day ou les Beastie Boys ne pourrait pas écouter Andrea Boccelli, Cecilia Bartoli ou Tchaïkovski ? Si on ne lui met pas dans la tête que ce sont deux choses différentes, si on ne se bouche pas le nez quand on parle de tel ou tel genre, le môme va prendre cette musique pour ce qu’elle est. Et l’écouter avec des oreilles vierges.
Milwaukee (“Glow” – Warner Bros., 1976)
Vous me demandez pourquoi le morceau est shunté alors qu’il continue de groover ?! Et bien il y a des personnes dans votre équipe, qui sont payée des sommes colossales, pour faire en sorte que vous fassiez un disque qui séduise le plus grand nombre. Et à un moment, on s’en remet à leurs choix. Moi, j’aurai bien continué pendant encore un petit moment, mais quelqu’un – je ne me rappelle plus qui a produit ce disque, ce doit être Al Schmidt, avec Tommy Li Pumma je crois – a décidé de shunter le morceau à ce moment. En même temps, peut-être que la meilleure chose à faire était de laisser entrevoir ce qui existait, et d’exciter la curiosité de l’auditeur. J’ai toujours essayé de jouer live avec le groupe. Et d’utiliser le nombre de prises qu’il fallait. Aujourd’hui les technologies sont différentes. Mais la chose la plus importante reste le feeling. Et très souvent, il y a des différences selon les prises. Parfois, on en fait trop à force de chercher le bon feeling… Mais là, c’était parfait.
Step By Step (“Jarreau”- Warner Bros., 1983)
C’est un bon morceau… aujourd’hui encore ! C’est vrai que c’est très radio friendly comme on dit. Mais c’était précisément ce que l’on cherchait à travers notre approche des arrangements à l’époque : faire quelque chose qui résisterait à l’épreuve du temps. En réentendant ce titre, je me dis qu’on avait raison, car pour moi, cette chanson a conservé toute sa fraîcheur ! Si aujourd’hui elle passe à la radio, et que personne ne précise qu’elle date de plus de vingt-cinq ans, les auditeurs vont se dire « hé, j’ai entendu le nouveau Al Jarreau à la radio : c’est une tuerie ! ».
Blue Skies (B.O “Glengarry Glen Ross”- Elektra WEA, 1992)
« Les mecs, vous êtes malades ? Vous voulez vraiment qu’on le fasse à ce tempo-là ?! ». Ça a été ma première réaction quand on m’a proposé ce morceau ! (rire) J’ai ajouté : « J’espère que cette B.O ne gagnera rien aux Oscars, parce que moi, je ne viendrai pas sur scène chanter ça ! »… J’ai dit à peu près la même chose à Mark et Claude de Take 6, quand ils m’ont demandé de chanter le solo de Miles sur “ Seven Steps To Heaven ”. Blue Skies est-il le morceau est le plus jazz que j’ai fait ? Les paroles que John Hendrix avait écrites pour le solo de Seven Steps To Heaven disent : (il chante) « you got a fair vue » ! Oui, en un sens, voir les choses comme ça, c’est un point de vue juste. Et effectivement, on peut évoquer ici l’influence de Betty Carter. Cela dit, elle m’a influencé dans tout ce que j’ai fait, pas seulement sur ce morceau. J’espère garder au fond de moi cette idée du cool qui faisait sa marque de fabrique. Cette base d’improvisation et d’interaction avec le public.
Jazzanova / Flickermood, avec un sample de Have You Seen the Child (“Belle et Fou”– Sonar Kollektiv, 2006)
[Interloqué.] Je n’ai jamais entendu ça avant. Il faudrait que j’écoute d’avantage pour vous donner mon avis. C’est même difficile pour moi, là, d’entendre précisément le premier temps. Je devrais connaître ce genre de son cela dit, ne serait-ce que pour ma propre éducation. La production est très soignée. C’est quoi déjà le nom de ce groupe ? Jazzanova ? Je ne peux pas vraiment me faire un avis sans une vue d’ensemble de ce disque, mais ce que j’ai pu entendre me semble découler d’une démarche très artistique. C’est moins du vol qu’une forme de compliment à mon égard. Donc c’est naturellement très appréciable.
Puddit (Put It Where You Want) (“Tomorrow Today”- Verve, 1999)
Ce morceau, c’est une de mes facettes. Et c’est en le prenant comme tel qu’on peut l’apprécier. Ce n’est pas Al Jarreau qui chante Joe Zawinul, mais une sorte de sucrerie pour les oreilles ! Si vous faites écouter ça à Joe Sample ou Larry Carlton, ils vont vous dire « tu ne peux pas chanter ce truc juste avec une voix ! ». Moi, je pense que ce qui est vraiment appréciable dans ce genre d’exercice, c’est que le chanteur peut prendre parfaitement conscience de ce qui se passe autour de lui. Le tempo, les notes basses, la façon dont elles interagissent avec la voix. Et puis la mélodie et les paroles sont au même niveau de lecture. Le plus savoureux ici, c’est d’ailleurs le texte : « Put it where you want / Put it in your pocket ». Le “it” dont on parle est tout à fait transparent. C’est le vrai truc, le vrai feeling. Celui qui provient du coeur et de l’âme. C’est tout ce que l’on peut et sait donner. Ce it, on ne doit pas le laisser s’éteindre. Keep it in your life ! •
La playlist Al Jarreau par Jazz Magazine & The Good Sound, c’est là :