Ce devait être sa Légende des siècles, son À la recherche du temps perdu, ses Mille et une nuits. Mais le destin en a décidé autrement, et les mémoires de Prince resteront à jamais inachevés. Rencontre imaginaire avec son auteur, un beau jour d’avril 1978 à Minneapolis.
Minneapolis, samedi 8 avril 1978. Je m’en souviens comme si c’était hier. C’était le lendemain de la sortie de “For You”, le premier album de Prince. On ne s’était pas vus depuis des mois, et j’attendais qu’il m’appelle. Pour donner des nouvelles, me raconter tout ce qui s’était passé depuis qu’il avait signé son premier contrat d’enregistrement avec Warner Bros. Records. Bingo ! Comme souvent, la sonnerie du téléphone m’avait vrillé le cerveau à l’aube. Non, je ne rêvais pas : mon radio réveil affichait bien 5:38. Welcome 2 the dawn...
– Allô ? [Baillements] C’est qui ?
– Prince.
– Ah, c’est toi… Purée, t’as vu l’heure ?!
– Ouais, je sais, je sais… Mais j’ai pas dormi ! Tu veux pas venir à la maison écouter de la musique ? Je suis un Warner Bros. Records recording artist maintenant, et ils m’ont envoyé plein de nouveaux disques gratos : sympa, non ? J’ai le double live de Little Feat, “Waiting For Columbus”, le nouveau Average White Band, attends, comment il s’appelle, “Warner…”, non, “Warmer Communications”. Y’a un nouveau groupe de hard-rock aussi, avec un guitariste qui a l’air assez bon, Van Halen. Et avant-hier, je me suis pris le nouveau Zappa chez Electric Fetus, “In New York”… Vas-y Fred, lève-toi, mange tes Cap’n Crunch et ramène tes fesses à la maison !
– Ok, ok… T’es sur France Avenue maintenant, c’est ça ?
– Yep ! Et j’ai mon disque aussi, je te filerai une copie.
– Qu’est-ce que tu crois frérot, je l’ai acheté hier, chez Fetus aussi… Il était en vitrine, y’en avait partout à l’intérieur. Le 33, la cassette… Et les posters !
– Ah bon ?! Jeudi ils ne l’avaient pas encore… Remarque, ça m’aurait un peu gêné de…
– Ouais, c’est ça, arrête son cirque. T’es trop fier, je l’sais. Allez, j’arrive.
« Entre, c’est ouvert ! », cria Prince à travers la porte. Personne dans le salon. Ni dans la cuisine.
– Prince ? T’es où ?
– En haut, dans ma chambre. Monte !
Il était encore au pieu. Oh rien d’embarrassant : il jouait de la guitare (une Stratocaster Sunburst si ma mémoire est bonne), torse nu, bien au chaud sous une couverture verte (ça caillait toujours un peu en avril à Minneapolis, parfois il arrivait même qu’il neige encore à cette époque).
– Ça va mon Freddie ?
– Ouais, et toi ?
– Super. Tiens, je sais pas pourquoi je pense à ça : tu connais le morceau de Miles Davis, Freddie Freeloader ? C’est toi ! Freddie le pique-assiette, Freddie le parasite ! Ah ah ah !
– Ah ah, très drôle… Bien sûr que je connais, c’est moi qui t’ai fait écouter ce disque la première fois !
– Ah oui, c’est vrai. Mais c’est moi qui t’ai fait découvrir “Bitches Brew”.
– Ouais, ben match nul alors.
Passées nos habituelles petites chamailleries d’ados attardés – après tout, Prince n’avait que 19 balais début 1978 –, on descendit donc dans le salon pour écouter des disques. Prince aimait plus que tout faire de la musique, mais en écouter lui procurait autant de frissons. Comme tous les real music lovers.
– Tiens, lui dis-je, cette expression, “real music lovers”, c’est un truc que tu utiliseras souvent en 2004, pour ta tournée “Musicology”…
– En 2004 ?! Pour ma tournée musicologique ?!
– Non, “Musicology”…
– Heu, ça va bien mon Fredo ? De quoi tu parles là ? Tu t’es acheté une boule de cristal ou bien ?
– Ah, ah, “Crystal Ball”, bien vu. Si tu savais…
– Si je savais quoi ?! Sérieux, t’as mis quoi dans tes Cap’n Crunch ?
– Rien, rien…
– Bon bah alors ? C’est quoi cette histoire de “Musicology” ? Et 2004, laisse tomber ! T’imagines, on aura 46 ans, on sera vieux !
– Je sais. Mais j’ai vu tout…
– T’as vu QUOI bon sang ?
– Ben, ta vie, ton ascension fulgurante, ton premier tube, I Wanna Be Your Lover, “Dirty Mind”, puis “1999”, The Revolution, Little Red Corvette, “Purple Rain”, la gloire absolue, “Parade”, “Sign Of The Times”, la musique de Batman…
– … la musique de Batman, le thème de Neal Hefti ?! Je jouais ça sur le piano de mon père à 5 ans… Et puis pourquoi tu m’parles d’une Corvette rouge ? J’ai pas encore les moyens, vieux ! Et cette histoire de pluie violette là… Je kiffe bien cette couleur, mais bon… T’es sûr que ça va, hein, dis ? Tu m’inquiètes…
Mettez-vous à ma place : comment expliquer à Prince que grâce à la DeLorean DMC-12 customisée du Doc, j’arrivais tout droit du 30 octobre 2019, qu’il était mort depuis bientôt quatre ans – putain de mois d’avril – et que ses mémoires (forcément) inachevées, The Beautiful Ones, venaient juste de paraître ? Impossible bien sûr.
– Oh, Fred, je te parle ! T’es vraiment sûr que ça va ?
– Hein ? Oui, oui… Je déconnais…
– Tu m’as fait peur, idiot !
– Dis, si tu écrivais tes mémoires toi, tu commencerais par parler de qui, de quoi ?
– Pourquoi tu me poses cette question ?
– Non, pour rien, comme ça, à part quelques vieux jazzmen, y’a pas beaucoup de musiciens qui ont écrit leurs mémoires de toute façon…
– Heu, et je n’ai que 19 ans je te rappelle, je vais peut-être attendre un peu. Et puis à quoi bon ? L’important, c’est le temps présent. Aujourd’hui c’est déjà demain !
– Ouais, je sais, “Tomorrow Is The Question” comme disait Ornette Coleman…
– Ornette Coleman ? Miles ne l’aime pas trop lui…
– Il a tort.
– Miles, il aime Hendrix et Sly.
– Comme toi.
– Ouais. J’aimerais bien rencontrer Miles. Et Joni. Et Stevie. Sinon, tu sais que pendant l’enregistrement du disque, j’ai fait connaissance avec Chaka Khan ?
– Non ?!
– Si !
– Et alors, elle est comment ?
– Canon ! Géniale. Mais elle a son petit caractère… Je lui ai fait une blague téléphonique en fait : je m’suis fait passer pour Sly pour qu’elle fasse une petite visite au studio…
– Hein ?! T’as osé faire ça ?!
– Ouais mon gars ! Bon, Owen [Husney] l’était pas trop content, mais je m’en fous. Je lui ai dit : “Owen, un jour, Chaka chantera mes chansons.” Il ma traité de mytho ! Ah ah ah !
Ce qu’il y avait de bien, avec Prince, c’est que dès qu’on se mettait à parler musique, il oubliait tout le reste. Mais mon histoire de prédictions, les titres de ses futures chansons et de ses futurs albums que je lui avais balancé en pleine figure, j’avais bien vu, ça l’avait perturbé.
– C’est vrai que t’es un peu mytho, mon Prince, ajoutais-je, mais c’est pour ça qu’on t’aime aussi.
– Hooo, c’est mimi.
– Bon alors, si tu écrivais tes mémoires, tu commencerais comment ?
– Pfff, tu me gaves avec ça. J’en sais rien moi ! Laisse-moi réfléchir. [Il monte le son de sa chaîne hi-fi : Eruption, le solo de guitare d’Eddie Van Halen, manque de nous faire tomber du canapé.]
– T’arrives à réfléchir en écoutant un truc pareil toi ?
– Chuuut…
– Remarque, c’est un malade… Comment peut-il jouer autant de notes à la fois ?
– C’est une nouvelle technique je crois, le “tapping”, un mec m’a expliqué comment on fait chez Willie’s American Guitars… Ça y est ! Je sais !
– Quoi, faire du tapping ?
– Non, je sais comment je commencerais mes mémoires si je devais les écrire.
– Alors ?
– Ben je commencerais par le commencement, je parlerais de ma mère, de son sourire, de ses petits clins d’œil complices ; et je parlerais de mon père bien sûr, de son piano, des sons joyeux qu’il produisait, qui m’ont marqué depuis tout petit.
– Tout petit ?
– Ouais.
– T’es toujours tout petit !
– Mais tais-toi donc, motherfucker !
– Sexy motherfucker s’il-te-plaît…
– Sexy mon cul ! Je suis peut-être petit, mais je te prends au basket quand tu veux ! Et au ping-pong aussi… »
Ainsi, en avril 1978, Prince avait déjà sa mère et son père en tête quand on évoquait avec lui l’idée d’écrire ses mémoires…
Ces mémoires, on le sait désormais, Prince avait donc décidé de les écrire dès fin 2015. Mais pas seul. Comme tant d’autres avant lui, il avait ressenti le besoin de confronter ses envies, ses idées, sa vision du livre, sa vision du monde, son projet de livre-monde avec quelqu’un d’autre. Bien avant lui, et sans savoir qu’il était aussi au crépuscule de sa vie, Miles Davis, l’un de ses héros, avait également choisi un confident pour dérouler le fil de sa vie : Quincy Troupe. Prince, comme tous les real music lovers, avait lu l’autobiographie du trompettiste. Lui aussi avait, peu ou prou, près de quarante ans de pérégrinations musicales sur lesquelles revenir en long et en large. Son Quincy Troupe à lui serait donc un certain Dan Piepenbring, journaliste du trimestriel littéraire The Paris Review, et accessoirement grand fan de Prince. Disons-le tout net : entre début janvier et fin avril 2016 – le 21 précisément… –, Dan Piepenbring a vécu une aventure humaine que tout fan de Prince aurait aimé vivre à sa place. Lui-même doit toujours se demander, trois ans plus tard, si tout cela a vraiment eu lieu…
Des conversations à bâtons rompus, des plans sur la comète à n’en plus finir, des coups de fil à pas d’heure, des ballades en voiture, des commentaires live du maître chuchotés au creux de l’oreille pendant un concert de The Time à Paisley Park, des regards complices, une incroyable intimité, un hug même (« le nez dans ses cheveux, son parfum dans les narines ») : Dan Piepenbring raconte tout ça avec beaucoup de tendresse dans les quarantes premières pages de The Beautiful Ones, mémoires inachevés.
Comme une bonne partie avait été révélée début septembre dans The New Yorker, on croyait déjà tout savoir sur cette rencontre improbable, ce projet fou, démesuré, ces anecdotes troublantes : Prince qui en avait marre de composer, Prince à qui l’idée même de reprendre la guitare faisait « horreur », entre autres. Mais l’article du New Yorker, s’il en disait déjà beaucoup, ne révélait heureusement pas tout de la petite quinzaine de semaines hors-normes que « Brother Dan » a eu la chance, le privilège, le bonheur de vivre de compagnie de Prince – oui, « Brother Dan » : c’est en ces termes que Prince parla son coauteur lors de la conférence de presse de présentation du livre à New York, à l’Avenue, en présence, entre autres, de Spike Lee et d‘Harry Belafonte.
Cette parenthèse enchantée, Dan Pipenbring l’évoque avec talent et humilité, sans pathos, en donnant au lecteur l’impression d’être à sa place. Tout est raconté jour par jour, ou presque, avec force précision, moult détails et anecdotes. Le plus touchant, dans cette histoire, c’est que Prince nous semble proche, très proche, à hauteur d’homme. [Pas de vannes sur sa taille, please, il va encore s’énerver, NDR]
La musique ne semblait plus avoir le même pouvoir d’attraction sur lui ? Peut-être. Mais ce désamour forcément passager ne l’a pas empêché, au moment même où il s’était décidé à écrire ses mémoires, de se lancer dans une série de concerts sans précédent à la teneur très personnelle, intimiste, autobiographique même : Piano & A Microphone. Des performances inouïes, seul face l’instrument sur lequel il avait commencé d’imaginer une cinquantaine d’années plus tôt à quoi pourrait bien ressembler sa petite révolution musicale personnelle, dont on sait désormais l’infinie grandeur – en témoignent, parmi la multitude de trésors enfouis dans son Vault magique, la vingtaine d’inédits mirifiques de la version “Super Deluxe” de “1999” dont nous vous reparlerons très bientôt ici-même.
Si The Beautiful Ones, mémoires inachevés s’était appelé The Beautiful Ones tout court, combien de pages aurait-il fallu à Prince pour aller au bout de son aventure littéraire ? Des centaines, forcément. Mais le destin, ce motherfucker, en a décidé autrement. Comme la Symphonie N° 8 de Schubert, les mémoires de Prince resteront à jamais inachevés. Pourtant, le début – la genèse ? –, qui tient donc une trentaine de pages, en dit long sur ce(ux) qui comptai(en)t vraiment dans sa vie. Enfin, à l’aube de sa vie : sa mère et son père donc, mais aussi, très vite, aussi vite qu’un petit Mozart, la musique, le pouvoir de l’Imagination, et les rêves. Et les filles, bien sûr – le léger défaut de prononciation de Marcie, les courbes de Cari, etc. etc.
The Beautiful Ones commence par les yeux de sa mère (« C’est la première image dont je me souvienne ») et se termine par un point d’interrogation : « Il n’y a que lorsqu’un écrivain a vécu une expérience par lui-même qu’il est vraiment en mesure de la faire partager aux autres. C’est ce qui arrive quand deux amoureux se regardent dans les yeux sans prononcer un mot, dès lors tout fossé disparaît entre eux et ils ne deviennent qu’un. Mais un quoi ? »
The Beautiful Ones est un émouvant puzzle littéraire auquel il manque, hélas, un nombre incalculable de pièces. Ces pièces manquante, c’est désormais à nous de les imaginer, pour continuer de vivre, autant que faire se peut, en compagnie d’un des artistes les plus extraordinaires de l’histoire de la musique populaire. Merci pour tout « Pwrince », comme dirait Marcie, et merci, Dan Piepenbring, d’avoir partagé cette histoire à laquelle on préfère ajouter quelques points de suspension plutôt qu’un point final.
LIVRE The Beautiful Ones, mémoires inachevés, par Prince avec Dan Piepenbring (éd. Robert Laffont, 286 pages, 27 €). Outre le texte de Dan Piepenbring et celui de Prince (dont les feuilles manuscrites sont reproduites), The Beautiful Ones, mémoires inachevés contient un touchant carnet de voyage assemblé en 1977 par Prince lors de l’enregistrement de son premier album à San Franscisco, mais aussi de nombreuses photos – toutes légendées avec précision – de Prince bébé, enfant, adoslescent, avec ses parents, sa sœur Tyka, ses amis, son groupe Grand Central… Sans oublier le scénario original du film Purple Rain, rédigé entre le printemps 1982 et début 1983, le story-board du clip de Kiss, des paroles de chansons manuscrites (dont celles, écrites en rouge, de Little Red Corvette), ainsi que plusieurs extraits d’interviews données par Prince dans The Minneapolis Star, Musician, Rolling Stone, Ebony…
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