“Purple Rain” vient enfin d’être réédité, remasterisé et augmenté de trois disques : deux CD contenant l’un onze titres inédits et l’autre quinze versions single et/ou extended, et un DVD reprenant le fameux concert du 30 mars 1985 à Syracuse. Autant l’avouer : « We can’t disguise the pouding of our heart. » Visite guidée, avec arrêt prolongé au cœur du CD 2…
Se rappeler tout d’abord que de son vivant, Prince n’a jamais autorisé la moindre réédition de ses disques. Tout juste avait-il daigné lâcher, selon son humeur et l’état de ses relations avec le business musical, des inédits extraits de ses faramineuses archives. Une poignée en 1993 dans la compilation “The Hits / The B-Sides”, beaucoup plus dans “The Crystal Ball”, coffret 4 (ou 5) CD publié à la hussarde en 1998, et depuis passé au rang de collector item.
Mais ses ayants-droit sont plus pragmatiques. Quatorze mois après le 21 avril 2016, date fatidique, voilà donc que paraît la version “Deluxe” de “Purple Rain” (qui n’est d’ailleurs pas officiellement dénommée ainsi), opus certes historique de Prince And The Revolution mais qui, trente-trois ans après sa parution (le 25 juin 1984), ne fait plus systématiquement figure d’album référence. La majeure partie des fans semble désormais placer “Sign “O” The Times” au sommet de la pyramide discographique princière. On en connait même qui préfèrent “The Rainbow Children” ou “The Gold Experience” à “Purple Rain” – pourquoi pas ? A chacun son Prince : ce singulier était si pluriel…
Pourtant, il y a un avant et un après “Purple Rain”. Pour Prince bien sûr, qui savait mieux que quiconque que ses nouvelles chansons – sans parler de son film – avaient tous les atouts pour le faire passer dans une autre dimension. Et pour tous ceux qui, par millions, le découvrirent avec cet album à la fois accessible et révolutionnaire, rêve de pop music métissée et crossover portée par l’une des plus belles ballades de tous les temps, qui donne son titre à l’album.
Mais venons en au fait : la “Ultimate Edition Collector 3CD/1DVD” de “Purple Rain”. Pour ce qui concerne le CD 1, le sticker mauve nous promet l’« album remasterisé en 2015 à Paisley Park supervisé par Prince ». (Avec Joshua Welton, mais ça c’est moins vendeur.) Comparée à la plus récente édition , la paper sleeve et SHM CD japonaise de 2009, la différence saute aux oreilles : le son est indiscutablement “amélioré” – on a failli écrire “restauré” –, on entend mieux les détails (d’aucuns ont même l’impression d’en découvrir de nouveaux, alors qu’ils étaient en fait comme tapis dans l’ombre, rélégués au second, voire au troisième plan), les voix sont plus en avant (écoutez/comparez au casque), il y a plus de profondeur, d’épaisseur, de clarté, de pêche, comme un tableau qui aurait retrouvé ses couleurs d’époque. Non : comme un tableau dont, jusque-là, personne n’avait pu aussi précisément distinguer les détails. Si ce n’est Prince, Peggy McCreary ou Susan Rogers en studio, entre 1983 et 1984…
Le CD 2 contient des « raretés extraites du Vault & chansons inédites ». Personnellement, j’aurais plutôt écrit quelque chose comme « onze titres inédits extraites du Vault de Paisley Park ». Ben oui, si une chanson est vraiment inédite, elle ne peut pas être rare… Une chanson rare de Prince c’est, par exemple, Tricky, face b funky-dingo du 45-tours de Ice Cream Castle de The Time jamais rééditée (officiellement) en CD. Allez, trève de pinaillage, car le sticker se décolle facilement.
Onze chansons inédites donc. Ou plutôt dix chansons et un instrumental. Ladies and gentlemen, fasten your seat belt.
The Dance Electric
Si, comme tout bon fan de Prince qui se respecte, vous connaissez déjà par cœur la version d’André Cymone (“AC”, Columbia, 1985), la version Prince ne vous apprendra sans doute pas grand-chose. Musicalement, les différences sont infimes. Reste la voix, la voix-guide, la voix-modèle, sur laquelle Cymone avait dû caler/calquer la sienne. Chanter du Prince, être (co)produit par Prince en 1985, c’était forcement, c’était fatalement se retrouver dans la position du missionaire du Minneapolis Sound, du Prince-bis, ce que Cymone, comme Paul Peterson la même année que lui (avec The Family), avait très bien réussi à faire. Voilà pourquoi cette Danse Électrique taille patron, taille Prince, même si on l’adore, ne nous procure beaucoup plus de frissons que la version originale de son ami d’enfance qui, tiens donc, reviendra à la rentrée avec un nouvel album. Restez branché.
Love And Sex
R&B joyeusement débraillé et malicieusement slystonien qui aurait pu faire une excellente face b, ou tout au plus un morceau de transition sur un 33-tours, mais certainement pas sur “Purple Rain” – la barre était trop haute. On adore cependant ces licks de synthétiseur qui distinguaient Prince du commun des funksters de sa génération, quintessence de ce Minneapolis Sound qui n’allait pas tarder à être (plus ou moins) habilement récupéré par des ex de la sphère princière ou des suiveurs à la petite semaine, qu’on ne citera pas puisqu’on a oublié leur nom depuis des lustres.
Computer Blue (“Hallway Speech” Version)
On les coursait depuis deux décennies sur cassette, puis sur CD bootleg (avec un son passant lentement mais sûrement du tout pourri au presque parfait) les versions longues de ce morceau légendaire, fusion brûlante de hard-rock et de… de quoi au fait ? De funk ? Y’en a, mais y’a pas qu’ça. De Santana ? Y’en a aussi. De Hendrix ? Y’en a, partout, surtout là. (La coda rappelle l’intro de la version longue de Paisley Park.) De proto-spoken word ? (La partie centrale.) Yes sir ! Surtout dans cette version dantesque de plus de douze minutes qu’on est méchamment heureux, voire ému d’enfin posséder officiellement, avec le “vrai” son. « Poor lonely computer, it’s time 2 program you… », chante Lisa. On ne mesure sans doute pas assez le côté prophétique de cette sentence… Sublime.
Electric Intercourse (Studio Version)
“Offerte” il y a déjà quelques semaines en hors-d’œuvre, cette Studio Version d’un des morceaux les plus légendaires de Prince est évidemment une merveille. Tout le monde, ou presque, connait la version live filmée en août 1983 au First Avenue de Minneapolis (concert historique s’il en est). Quelque part, on enrage que cette ballade portée par un groove sensuel et langoureusement frénétique et chantée d’une voix littéralement hantée par Prince – ce mikado vocal de cris, de feulements, de râles, d’halètements et de miaulements nous laisse pantois – ne soit pas parue au moins en face b de 45-tours à l’époque. Elle figurerait aujourd’hui au rang des faces cachées légendaires de Prince. La voilà donc, en 2017, et il n’est pas trop tard. Il n’est jamais trop tard pour laisser place à l’émotion.
Our Destiny / Roadhouse Garden
Attention, double morceau à combustion lente… Encore une fois : c’est quoi ce truc ? Our Destiny relève d’une forme étrange et aux contours subtilement incertains de pop baroque, chantée par Lisa (à confirmer), striée de cordes façon Clare Fischer (un octette à cordes est crédité). Ce titre, s’il avait paru à l’époque, aurait de toute façon plus facilement trouvé sa place sur “Around The World In A Day”. Idem pour Roadhouse Garden, funk minimaliste gospellisant magnifié par la présence de Wendy et Lisa, les merveilleuses. En coda, on adore le tempo ferroviaire et les klaxons de train.
Possessed
Chef-d’œuvre. Tempo en ébullition. Piano et synthés en folie. Chant possédé (forcément). Paroles folles. Rien à voir avec la version live de Syracuse. Rien à voir avec les versions pirates que vous connaissez par cœur. Rien à voir. Prince, l’homme-orchestre, l’homme-machine, Prince l’homme-monde est là, au cœur de la musique, techno d’avant la techno. Froid et robotique, brûlant et humain tout à la fois. Prince, funkin’ genius.
Wonderful Ass
Encore une qu’on a appris par cœur en contrebande. (Chuut, ne le répétez pas.) Les gars d’Inxs l’avaient-ils écouté bien avant nous avant d’enregistrer Mediate ? (“Kick”, Mercury, 1987.) Allez savoir… A en croire le livret, enregistrée le 9 septembre 1984 au Sunset Sound d’Hollywood avec Wendy et Lisa. Mais comme la coda de Roadhouse Garden, la controversy risque d’aller bon train sur les sites savants, car Wonderful Ass sonne plus “86” que “84”, et on sait que plusieurs versions de cette friandise funk à la gloire des femmes (et des hommes ?) callipyges ont été enregistrées, ou du moins retravaillées… Reste le plaisir d’enfin découvrir l’une des plus belles fesses, pardon, faces cachées de la discographie princière.
Velvet Kitty Cat
Bof bof. Rien à faire là. Même les bootleggers auraient (peut-être) hésité à l’inclure dans un CD…
Katrina’s Paper Dolls
Bof bof (Slight Return). Bon, o.k., les synthés, mais à part ça…
We Can Fuck (ou plus précisément We Can F**k)
Attention, chef-d’œuvre. Groove à la fois terrestre et lascif (« Hey, J Dilla, tu aurais adoré ça… Embrasse Prince pour nous »). Arrangements vocaux sidérants. Partie de claviers polychromes et oniriques (on entre dans la quatrième dimension dans les dernières minutes). Preuve que Prince était déjà p-funkyssime en 1983/84. (Et We Can Fuck est tellement plus excitant que le We Can Funk de 1990…) Plus de dix minutes durant, avec l’aide de Wendy et Lisa, Prince s’invente un univers sonique qu’il n’a pas si souvent revisité par la suite (en tout cas pas de cette manière-là). We Can Fuck, c’est un rêve de funk, réalisé par un homme à l’un des sommets de son art. Quant aux dernières pirouettes de synthés, il les a recyclées pour la coda de When Doves Cry. C’est vous dire le niveau stratsosphérique. Et si c’est lui qui joue de la batterie – qui pour en douter ? –, on s’incline humblement devant tant de génie.
Father’s Song
Après les bacchanales de We Can Fuck, la Chanson du Père, dont la mélodie fut recyclée dans Computer Blue, fait au mieux office de bon générique de fin (à la fin, d’ailleurs, on dirait du Tangerine Dream). Bonne nuit les petits. Le marchand de rêve est passé. Si vous êtes sages et que sa famille ne fait pas n’importe quoi, il reviendra bientôt avec d’autres cadeaux.
Enfin, le CD 3, « Singles Edits & Faces B » (« 45-tours, Maxi 45-tours, Faces B et Versions Longues Rares » eut été plus explicite) compile les 45-tours extraits de “Purple Rain” (When Doves Cry, Let’s Go Crazy, Purple Rain, I Would Die 4 U, Take Me With U), les faces b cultes (17 Days, Erotic City) et les versions extended, dont celle d’Another Lonely Christmas, rareté vinyle qui n’avait jamais été (officiellement) publiée en CD.
Sinon, le livret est très chouette : très beau texte signé Susan Rogers (“Wait Till The Fans Hear This”), témoignages titre par titre (ceux de l’album original, pas les inédits) de Wendy, Lisa, Bobby Z, Dr. Fink et Brownmark, paroles et détails discographiques (à peu près) complets. Le DVD ? Image restauré, son stéréo, mais sur ce coup des bootleggers (encore eux) auraient sans doute fait mieux.
Verdict : tant de bonheur pour moins de 22 €, ça ne se refuse pas.
CD “Purple Rain”, Ultimate Edition Collector (3 CD / 1 DVD Warner Bros. Records / Warner Music)