Le 1er mai 1972, Marvin Gaye était de retour dans sa ville natale, Washington, D.C., pour y interpréter pour la première et dernière fois sur scène son chef-d’œuvre absolu dans son intégralité. Déjà publié en CD bonus dans la réédition “Deluxe” de “What’s Going On” en 2001, ce concert en tous sens unique ressort, superbement remixé, en double vinyle et en CD simple.
Ça y est, on a retrouvé la grosse-caisse d’Uriel Jones ! C’est peut-être un détail pour vous, mais pour nous ça veut dire beaucoup, ça veut dire que cette nouvelle version de l’ahurissant concert donné par Marvin Gaye le 1er mai 1972 à Washington, D.C., la ville qui l’avait vu naître trente-trois ans plus tôt, est enfin publié comme il se doit, avec un mixage à la hauteur de la musique. Car dans le CD bonus de la “Deluxe Edition” de “What’s Going On” sorti il y a déjà dix-huit ans, on ne l’entendait pas la grosse-caisse de Mister Jones ! (Dans Inner City Blues par exemple.) Vous avouerez que déguster avec tout le confort moderne le groove d’un tel batteur, surtout quand il fait la paire avec un génie de la basse électrique nommé James Jamerson, c’est important, voire fondamental, non ?
Quand il se décide à remonter sur scène, cinq ans après avoir vu sa partenaire de duo Tammi Terrell s’effondrer dans ses bras au beau milieu d’un concert – expérience traumatisante s’il en est –, Marvin Gaye est tout sauf sûr de lui. Son trac légendaire ne l’a pas quitté, lui qui se vit surtout comme un « recording artist » par excellence : « Le studio est mon sanctuaire », disait-il. C’est là qu’il pouvait expérimenter, cultiver et affirmer sa liberté de créateur de musique (souvent) inouïe. La scène, depuis la fin des années 1960, il avait de son mieux pour la fuir. Seulement voilà, ses fans ne l’entendaient pas ainsi, et quand fut décidé que le 1er mai 1972 serait le Marvin Gaye Day dans la capitale des Etats-Unis, notre fragile et tourmenté surhomme ne put guère repousser longtemps l’invitation. Et s’il refusa tout d’abord, se sentant plus proche de Detroit que de Washington, D.C., il se laissa convaincre par Alberta, sa mère, de renouer le lien live avec ses admirateurs.
Ainsi, après diverses célébrations racontées en détail par David Ritz dans les liner notes du livret de “What’s Going On Live”, le double 33-tours ou le CD simple que vous courrez (r)acheter après avoir lu cette chronique, Dieu Marvin se retrouva sur la scène du fraîchement inauguré Kennedy Center. Il était déjà tard, onze heures du soir, et ce concert en apesanteur presque irréelle commença par un Medley de ses hit records des sixties.
Puis “What’s Going On”, l’un des vingt plus grands chefs-d’œuvre de tous les temps, toutes musiques confondues (non madame, non monsieur, ça ne discute pas), fut donc resongé avec une grande partie des musiciens qui avaient joué sur le 33-tours original. Un concert que David Ritz n’hésite pas à qualifier de « sweet study in imperfect musical excitement ». Il a raison, et c’est d’ailleurs pour ça qu’on touche plus d’une fois au sublime : cette musique qui se met à nu est paradoxalement d’une pudeur extrême. Tout est comme à vif, sur le fil du rasoir, au bord d’un précipice émotionnel, mais on se sent merveilleusement bien en écoutant cet homme à la voix d’ange chasser les papillons qui peuplent son estomac en tutoyant plus d’une fois – et même tout le temps à vrai dire – les Dieux de la musique, les seuls, peut-être, en qui il est raisonnable de croire. Et ça fait des « Aaahoooo » et des « Toodoo doodoo tootoo » en veux-tu en voilà, et ça vous prend au corps et au cœur pour ne plus vous lâcher. C’est la voix de Marvin, au sommet de son art.
Le plus osé, dans cette histoire, est qu’il ne commence pas avec la révolutionnaire chanson titre qui changea sa vie et celle de millions d’auditeurs et de musiciens de par le monde, mais avec Right On. Et il semble que ses musiciens soient un rien troublés. D’où, peut-être, ce groove qui ne convient pas au Maître dans Inner City Blues. Il n’hésite d’ailleurs pas à le stopper net, ou presque, pour le remettre sur les bon rails. Quelle leçon, quel chef d’orchestre ! La seconde version d’Inner City Blues de la soirée, absolument sublime, est dédiée à sa mère et son père, qui l’abattra douze ans plus tard… Quel destin, quelle vie… Mais quelle musique, et quel concert !
CD/2LP Marvin Gaye : « What”s Going On Live” (Motown UMe / Universal, déjà dans les bacs).