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Let It Bleed, les Rolling Stones sang pour sang

Stones 69

1969 : La violence se fait universelle et les Rolling Stones, dans un endroit paradisiaque, écrivent leurs chansons les plus noires. Flashback sur « Let It Bleed », l’album le plus saignant des Glimmer Twins.

Rape, murder. En 1969, la violence est universelle, des rizières du Vietnam jusqu’aux campus américains. En Chine, sous couvert de « révolution culturelle », les gardes rouges de Mao s’adon­nent à une purge de l’intelligentsia. En Tchécoslovaquie, les chars russes inaugurent le printemps de Prague. Martin Luther King et Robert Kennedy ont été assassinés quelques mois plus tôt, alors que Richard Nixon entamait son règne à la Maison Blanche. À Hollywood, Charles Manson et ses disciples sont descendus des collines de Los Angeles en écoutant Helter Skelter. En Irlande du Nord, l’IRA dépose des bombes aux quatre coins de !’Ulster. À Altamont, les swinging sixties et l’optimisme béat de Woodstock se sont désintégrés pendant que les Rolling Stones jouaient Under My Thumb.

À Londres, Keith Richards fulmine dans sa Bentley. Le guitariste des Rolling Stones patiente devant un immeuble délabré de Powis Square, dans l’East End. Anita Pallenberg, sa compagne, y tourne Perfor­mance aux côtés de Mick Jagger. Interdit de plateau, Richards se retrouve dans la peau d’un homme doublement trompé : il n’a pas participé à la BO du film, Jagger ayant préféré enregistrer le vénéneux Memo From Turner avec un backing-band comprenant Ry Cooder à la guitare. Il se raconte aussi que Jagger et Pal­lenberg ne simuleraient pas les nombreuses scènes de sexe prévues dans le script. Humi­lié, Keith Richards compose l’apocalyptique Gimme Shelter, un concen­tré de rage et de frustration auquel ne survivra pas une guitare électroacoustique qui tombera en miettes lors de la session d’enregistrement. « C’était une copie australienne d’une Gibson qu’utilisait Chuck Berry. Le manche s’est cassé en deux à la dernière note du morceau. En tendant l’oreille, on peut l’entendre se bri­ser sur la prise originale », commentera Keith Richards. Les paro­les ambiance fin du monde de Mick Jagger ne sont pas en reste. Il est question de tempêtes, d’inondations, de rues se consumant comme un tapis de charbon, de viols et de meurtres. Le chanteur vient de passer plusieurs mois aux États-­Unis en témoin privilégié des errances d’une société américaine gangrenée par le culte de la violence. « C’é­tait une époque très dure, très violente, que ce soit au Vietnam, sur les écrans de télévision ou dans la rue. On ne parlait que de pillages et d’incendies », rembobinera Mick Jagger en 1995 dans le maga­zine Rolling Stone.

C’est pourtant loin de la violence américaine sont nées les premières compositions de « Let it Bleed ». Mick Jagger et Keith Richards passent le début de l’année 1969 à Positano, une station balnéaire située au sud de Naples. Les lieux sont paisi­bles et propices à l’écriture. La paire compose une poi­gnée de nouveaux morceaux au coin de la cheminée, et il n’est pas rare d’apercevoir Jagger et Richards échanger riffs de guitares et d’harmonica aux terrasses des cafés avoisinants. C’est ainsi que l’épique Midnight Rambler, un opéra blues-rock en quatre mouvements, voit le jour. Inspiré par Albert DeSalvo, alias l’étrangleur de Boston, Midnight Rambler décrit de façon menaçante les pulsions meurtrières d’un serial killer per­sonnifié par un Jagger démoniaque. « As-tu entendu parler du rôdeur de minuit ?/ Ma chérie, il ne s’agit pas d’un concert de rock’n ‘roll », chuchote-t-il avant de passer à l’acte : « Je vais briser toutes tes vitres/Et passer mon poing au tra­vers de la porte ». Pièce de choix dans le répertoire stonien, Midnight Rambler cristallise l’ambivalence de l’écriture du team Jag­ger/Richards. « Je ne sais vraiment pas pourquoi nous avons écrit une chanson aussi sombre dans un endroit aussi beau et enso­leillé », s’interrogera le chanteur des Rolling Stones des années plus tard. Mon­key Man, un autre titre écrit à Positano, s’inscrit dans une veine plus traditionnelle. Un de ses principaux atouts réside dans la présence de Nicky Hopkins au piano. L’accompagnateur des Rolling Sto­nes depuis « Between the Buttons » s’illustre lors d’une intro décomposée en arpèges sataniques et d’un vertigineux pont mélodique. Glyn Johns, l’ingénieur du son de « Let it Bleed », souligne le rôle crucial du pianiste : « Il ne commettait jamais d’erreur. Il était comme une arme secrète qu’on pouvait utiliser lors des overdubs. Mick et le producteur Jimmy Miller se disaient souvent: « Oh, on utilisera l’effet Nicky Hopkins sur ce titre-là » et ça marchait toujours. »

Jamais les derniers à tirer parti de leurs proches collaborateurs, les Rolling Stones multiplieront la présence de special guests lors de l’enregistrement de l’album. Dans Gimme Shelter, Merry Clayton, cho­riste de Darlene Love et Ray Charles invitée par l’intermédiaire de Jack Nitzsche, produit un contraste sai­sissant en délivrant un gospel surpuissant en contrepoint du fra­cas métallique des guitares de Keith Richards. Lors de la séances d’enregistrement aux studios Elektra de Los Ange­les, c’est une Merry Clayton enceinte et peu impressionnée par l’aura des Rol­ling Stones qui fait son entrée : « Je croyais que tu étais un homme mais tu n’es qu’un petit blanc maigrichon ! », s’esclaffe la choriste en rencontrant Mick Jagger pour la première fois. Derrière le micro, sa prestation déclenche l’enthousiasme, mais soudainement, Merry Clayton stoppe sa performance au bout du premier refrain et se met à négocier ses royalties, sous peine de ne pas chanter le deuxième couplet ! Autre invité de marque, Ry Cooder distille une partie de mandoline étincelante sur Love in Vain, un classique réarrangé de Ro­bert Johnson. Cooder a rencon­tré les Rolling Stones lors du tournage de Performance, dont la bande-son a été produite par Jack Nitzsche, lui-même un pro­che du groupe. « La première chose que Mick voulait faire avec Ry, c’était d’enregistrer Sister Morphine. Il a ensuite joué sur d’autres titres, dont Love in Vain. Son jeu était magnifique », raconte Keith Richards. Lorslet-it-bleed-rolling-stones-coffret-collector-50th-annivesary-vinyle-lp-cd d’interviews publiées dans les années 1980, Ry Cooder se plaindra d’avoir été littéralement pillé par les Rolling Stones, et en particulier par Keith Richards, qui se serait approprié l’usage de l’open-tuning. « J’ai appris beau­coup de choses d’un tas de gens et j’ai entendu qu’il se plaignait d’avoir été plagié. J’utilisais déjà l’open-tuning sur “Beggars Banquet“ avec Street Fighting Man ! », tentera de justifier le guitariste en 1971.
Parmi les autres invités de marque, on recense également le producteur Jimmy Miller, batteur à la place de Charlie Watts sur You Can ‘t Always Get What You Want et percussion­niste sur Gimme Shelter, Al Kooper (organiste et joueur de clai­ron sur You Can ‘t Always Get What You Want), le violoniste Byron Berline (enregistré sur un trottoir pour Country Honk, un remake hillbilly d’Honky Tonk Women) et Leon Russel au piano sur Live With Me. Ce der­nier titre marque la première apparition de deux membres incontournables au sein des Rolling Stones : le guitariste Mick Taylor et le saxo­phoniste Bobby Keys. Taylor est le remplaçant de Brian Jones, décédé en juillet 1969. « Je suis arrivé au moment où ils met­taient une touche finale à « Let it Bleed ». Le premier morceau sur lequel j’ai joué était Live with Me. Un titre de cir­constance, car j’allais faire partie de leur entourage pendant les six années qui allaient suivre », se souviendra Mick Taylor.

ob_3e21a6_let-it-bleed-copie“Let it Bleed“ sort le 5 dé­cembre 1969, point d’orgue d’une tournée américaine triomphale à peine entachée par le désastre d’Altamont. L’album doit son titre à la cinquième plage du disque. Le morceau Let it Bleed est le résultat d’une session « sanglante » aux studios Olympic de Lon­dres. Ce soir-là, Keith Richards rabâche sans cesse les mêmes ac­cords acoustiques à la guitare pendant plusieurs heures d’affi­lée. En cabine, Mick Jagger et Jimmy Miller tentent de régler un problème causé par le son de la batterie de Charlie Watts. Igno­rant que les bobines sont arrêtées, Richards se rend compte que ses mains se mettent à saigner et finit par tendre sa guitare ensan­glantée aux ingénieurs du son. Le gâteau d’anniversaire figu­rant sur la pochette de “Let it Bleed“, conçu par la chef télévisuelle Delia Smith et dessiné par Robert Brown­john, est un autre cadeau empoisonné : derrière les fruits confits, la crème pâtissière et les figurines riantes des Stones se cachent un pneu, une pizza, une pendule et le test-pressing de l’album. Une ironie grin­çante qu’on retrouve au dos de la pochette : à l’image de la brutalité et des désillusions de l’année écoulée, le gâteau est croqué, le pneu est crevé, la pizza dégouline, la pendule est brisée, le vinyle est déchiqueté. Et Brian Jones a le nez dans la chantilly.

The Rolling Stones Let It Bleed 50th Anniversary Deluxe Edition (Decca/Universal). Coffret Collector Deluxe 2 SACD/2 LPs 180-grammes stéréo-mono + 45 tours + livre d’art de 80 pages disponible le 8 novembre. Également disponible : Bridges to Buenos Aires (DVD, Blu-Ray digipack 2-CD/DVD, 2-CD/Blu-ray, Triple-LP Eagle Vision/Universal).