Alors qu’il nous a quittés hier, replongeons-nous dans la discographie de Jon Hassell, trompettiste-défricheur à la sonorité envoûtante.
Standing On The Corner Of The Third World… Une ballade aérienne, subtile, portée par des musiciens d’exception… Oleta Adams au piano, Pino Palladino à la basse électrique, Manu Katché à la batterie et Jon Hassell à la trompette… C’était en 1989, dans “The Seeds Of Love” de Tears For Fears, un duo anglais qui flirtait alors avec les sommets de l’inspiration mélodique, quelque part entre les Beatles et Steely Dan, dans un cadre pop dont ils élargissaient les bords avec élégance. Jon Hassell, pas toujours tendre dès qu’il s’agit d’évoquer ses collaborations avec des artistes issus de la sphère pop, se souvenait-il des quelques notes de mystère qu’il posa sur l’intro de Standing On The Corner Of The Third World ? La trompette de Jon Hassell a ceci de magique : sa présence. Qu’elle étire au long cours ses rêves de beauté inouïe sur les albums publiés depuis la fin des années 1970, ou qu’elle surgisse, féline et envoûtante, au détour d’une chanson de Tears For Fears, David Sylvian ou Talking Heads, elle captive toujours.
Personne ne jouait comme Jon Hassell et, pour cette raison, tout le monde devait l’aimer. Mais son génie est l’un des secrets les mieux gardés de l’histoire récente des musiques sans frontières, des musiques dites “du monde”, que le trompettiste préfère amoureusement – et respectueusement – placer sous l’étendard de “Fourth World”, un “Quatrième Monde” qui revisite et réinvente l’héritage musical du “Third World” (du Tiers-Monde) moins qu’il ne le récupère.
Avant, bien avant de songer à matérialiser ses premiers songes discographiques personnels, Jon Hassell a traversé l’Atlantique et parcouru le monde, étudié la musique de Karlheinz Stockhausen et de Pandit Pran Nath, travaillé avec LaMonte Young et Terry Riley. C’est la quarantaine passée qu’il commença de publier des albums, comme on lève un voile pudique sur des mondes musicaux aux saveurs et aux parfums d’ailleurs. D’inspiration indienne, africaine et sud-américaine, la musique de sangs et de sons mêlés de Jon Hassell avait tout pour séduire les chercheurs d’or en quête de pépites discographiques.
En 1978, “Vernal Equinox” et “Earthquake Island” (que tout amateur de Weather Report se doit d’écouter au moins une fois dans sa vie) révèlèrent ainsi un trompettiste sans précédent, capable d’affranchir son instrument de toute rigueur mécanique, de faire corps avec lui en adoptant un phrasé dont les contours ouatés étaient aussi fascinants que cette sonorité empreinte de mystère. (Miles Davis, Chet Baker et Don Cherry marchent dans le désert, laissent des traces de pas invisibles aussitôt effacées par le vent. Et pourtant, Jon Hassell arrive à les suivre…) A ses côtés, dans ces deux albums essentiels, des compagnons de voyage, marcheurs infatigales eux aussi, les percussionnistes brésiliens Nana Vasconcelos et Dom Um Romao, le contrebassiste tchécoslovaque Mirolav Vitous ou, encore, le joueur de tabla indien Badal Roy.
Les disques de Jon Hassell sont inclassables : ne les cherchez pas au rayon jazz – et pourtant, c’est là qu’ils auraient leur place, non loin de ceux d’Erik Truffaz, Nils Petter Molvær ou Arve Henriksen, qui seraient ravis de ce voisinage –, ni aux musiques du monde. On les trouve parfois en musiques électroniques, ou même en rock, mais toujours bien cachés. Qu’importe, les disques de Jon Hassell se méritent, qui procurent immanquablement leur lot de free sons non conformes.
Avec Brian Eno, l’un de ses plus grands admirateurs, Jon Hassell a enregistré à l’aube des années 1980 “Possible Musics”, sous-titré “Fourth World Vol. 1”. Avec une nouvelle fois Nana Vasconcelos, mais aussi le batteur sénégalais Ayibe Dieng et le bassiste anglais Percy Jones. Le nom du célèbre producteur et “inventeur” de la musique ambient attira l’attention sur Jon Hassell, mais au grand dam du trompettiste, c’est dans le bac “Brian Eno” qu’on trouvait ce disque qui, près de quarante ans après sa parution, s’impose comme l’un des chefs-d’œuvre du trompettiste, hanté par sa “voix” majeure, prégnante et vaporeuse à la fois, toutes en volutes plaintives et sensuelles. (Le rôle de (co)producteur d’Eno, expert en synthétiseurs de “haute altitude” et autres guitares-nuages, n’est cependant pas à négliger.)
On retrouve logiquement Eno dans la suite de “Possible Musics”, “Dream Theory In Malaya – “Fourth World Volume 2”, ainsi que dans le premier album d’Hassell pour ECM, “Power Spot”, paru en 1986, mais enregistré entre fin 1983 et début 1984.
Dans les années 1990, Jon Hassell déroute une fois de plus ses suiveurs avec l’inattendu “City : Work Of Fiction”. Exit les percussions pointillistes et les rythmes implicites et suggérés. Bienvenue aux basses électriques slappées (Daniel Schwarz) et aux beats puissants inspirés par les nouveaux défricheurs techno. Soudain, la musique d’un jeune homme de 55 ans ouvre des failles futuristes aussi passionnantes et bouleversantes que celles des jeunes DJ à tête chercheuse de Chicago, Detroit ou Londres, qui tournent des boutons dans tous les sens depuis un lustre en faisant, accessoirement, danser – plus souvent dans nos têtes, peut-être, que sur sur les dance floors.
En 1994, le choc est encore plus grand avec le scandaleusement sous-estimé “Dressing For Pleasure”, gravé avec le groupe Bluescreen et divers invités (Flea le bassiste des Red Hot Chili Peppers, Kenny Garrett au saxophone, Trevor Dunn, Buckethead…). Cette fois, c’est le hip-hop, versant rythmique – le seul MC ? Jon Hassell ! –, qui sous-tend des grooves volontiers funky. L’art du collage et des samples est poussé à son paroxysme créatif – cuivres, voix, lambeaux de Miles Davis des années 1970, des Last Poets… “Dressing For Pleasure” est en quelque sorte la version nineties du chef-d’œuvre eighties gravé par Brian Eno et David Byrne, le leader desTalking Heads : “My Life In A Bush Of Ghosts”.
Cinq ans plus tard, Jon Hassell retourne dans le désert et surprend à nouveau ses followers avec “Fascinoma”, merveille de musique fluide, presque translucide mais jamais “planante”. Surprise : il incarne de façon émouvante et magistrale Nature Boy, Poinciana et Estate, avec si, si, Jacky Terrasson au piano.
Un muezzin qui aurait avalé un hibou sonnerait sûrement comme Jon Hassell. Chaque fois qu’il porte sa trompette à sa bouche, quelque chose de sacré et d’animal se joue, de mystique, de sauvage : de vital. Avec ce qui restera comme son avant-dernier album, “Listening To Pictures – Pentimento Volume One”, Jon Hassell revenait avec un album à placer d’emblée parmi ses plus grandes réussites. Cette invitation à “Écouter des images” d’à peine quarante minutes – durée idéale – était un aller simple vers des contrées pas si familières que ça, même pour ceux qui croyaient si bien connaître les champs et les chants du possible de cet homme-musique tombé du ciel. Le sublime Picnic suggèrait à qui voulait bien l’entendre tout ce que Flying Lotus, parmi tant d’autres, doit à Jon Hassell : rarement l’on avait aussi bien manipulé, altéré, accéléré et démultiplié les sons pour crééer une sorte de swing futuriste. La trompette de Jon Hassell était comme fantômatique dans ce morceau, vagabonde volontaire, apôtre du silence, comme dans Pastorale Vassant et Al Kongo Udu d’ailleurs, et c’était une belle leçon d’humilité. Mais dans Dreaming, Slipstream, Ndeya (habité par le violon de Kheir-Eddine M‘Kachiche) et Manga Scene, on la retrouvait telle qu’en elle-même. Enfin l’éternité l’avait changé, et elle était parée – et nous avec, modestes auditeurs libres – pour se perdre dans un monde onirique faits de sons, d’images et de reflets moirés.
Dans le morceau éponyme du double album de Peter Gabriel, “Passion” (BO du film de Martin Scorcese The Last Temptation Of Christ), la trompette de Jon Hassell use de tout son pouvoir de suggestion vocale pour s’élever au niveau de ces deux maîtres du chant que sont Youssou Ndour et Nusrat Fateh Ali Khan. Émotion. •
A ÉCOUTER
Jon Hassell :
“Vernal Equinox” (Lovely Music, Ltd., ou sur le bandcamp de Jon Hassell). 1978.
“Earthquake Island” (Tomato Records, ou sur le bandcamp de Jon Hassell). 1978.
“Possible Musics – Fourth World Vol. 1” (Glitter Beat / Differ-Ant). Avec Brian Eno, 1980.
“Dream Theory In Malaya – “Fourth World Volume 2” (Glitter Beat / Differ-Ant). 1981.
“Power Spot” (ECM / Universal). 1986.
“City : Work Of Fiction” (All Saints Records). 1992, réédité en 2014 en triple CD.
“Dressing For Pleasure” (Warner Bros. Records). Avec Bluescreen, 1994.
“Fascinoma” (Water Lily Acoustics). 1999.
“Maarifa Street – Magic Realism 2” (Label Bleu). 2005.
Et aussi :
Avec Talking Heads : “Remain In Light” (Sire). 1980.
Avec David Sylvian : “Brilliant Trees” (Virgin). 1984.
Avec Tears For Fears : “The Seeds Of Love” (Mercury). 1989.
Avec Peter Gabriel : “Passion” (Real World Records). 1989.
Avec Ry Cooder : “Music By Ry Cooder” (Warner Bros.). 1995.
Repères
1937
Naissance le 22 mars à Memphis (Tennessee).
1965
Étudie à la Cologne Course for New Music, fondée par Karl-Heinz Stockhausen.
1967
Retour aux Etats-Unis, rencontre Terry Riley.
1968
il joue sur l’historique “In C” de Terry Riley.
1978
Premier disque sous son nom, “Vernal Equinox”.
1980
Sa trompette hante “Remain In Light” de Talking Heads.
1988
Enregistre “Flash Of The Spirit” avec le groupe du burkinabé Farafina.
1995
Collabore avec le groupe Techno Animal (“Re-Entry”).
2009
Deuxième album pour ECM, “Last Night The Moon Came Dropping Its Clothes In The Street”.
2020
“Seeing Through Sound – Pentimento Volume Two” (Ndeya) est son ultime album.
2021
Il meurt le 26 juin.
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