Ils auraient dû être les Rolling Stones américains. Les conflits d’ego, le LSD, les mixages stéréo et les crises d’épilepsie en ont voulu autrement. Retour sur la comète Buffalo Springfield à l’occasion de la sortie du coffret intégral What’s That Sound ? Complete Albums Collection remasterisé sous la supervision de Neil Young.
De retour d’une audition manquée pour les Monkees, Stephen Stills et le chanteur/songwriter Richie Furay remontent paisiblement Sunset Boulevard par une douce après-midi du printemps 1966. En sens inverse de la circulation, Neil Young et Bruce Palmer quittent Los Angeles en direction de San Francisco. Le karma et le trafic autoroutier dense de L.A. leur donneront un fabuleux coup de pouce : « Nous étions coincés dans les embouteillages », raconte Richie Furay. « En essayant de me débarrasser d’une mouche, j’ai tourné la tête et j’ai vu un corbillard noir immatriculé dans l’Ontario rouler en sens inverse. Stephen l’a vu et il a dit : « Je suis sûr de savoir qui c’est » ». Stills, Young, Furay et Palmer sont bientôt rejoints par le batteur Dewey Martin, ex-Standells et accompagnateur de stars de la country comme Patsy Cline ou les Dillards. Au cours d’une promenade en compagnie de Van Dyke Parks, Stills et Young repèrent un tracteur/rouleau compresseur de marque Buffalo Springfield. Ils n’iront pas plus loin pour dénicher le nom d’une formation prête à aplatir la rude concurrence de la scène californienne.
Buffalo Springfield donne son tout premier concert en ouverture des Byrds, le 15 avril. Sur scène, et sans doute pour la seule fois de la carrière de Neil Young, chaque membre du groupe est considéré comme l’égal de l’autre. Les premiers shows révèlent une unité singulière où se déploient les qualités de chacun : Richie Furay est un chanteur à la présence charismatique, Dewey Martin et Bruce Palmer constituent une section rythmique nuancée et funky tandis que Neil Young, surnommé « l’Indien d’Hollywood » à cause de ses gris-gris comanches et sa veste à franges, et le good ol’boy texan Stephen Stills confrontent leurs compositions et leurs jeux de guitare avec une complémentarité exemplaire. « Tout le monde était sur le même pied d’égalité, nous faisions partie du même groupe, ce qui donnait une urgence à la musique que je n’ai plus jamais retrouvée par la suite », expliquera Neil Young en 1982.
Les raisons qui ont précipité la chute de Buffalo Springfield, un des groupes américains les plus prometteurs de la deuxième moitié des années 1960, sont nombreuses et variées. L’arrivée des producteurs/managers Charles Greene et Brian Stone est certainement l’une d’entre elles. Décrits par Bruce Palmer comme « les enfoirés les plus malhonnêtes, traîtres et malfaisants du business. Les meilleurs », les imprésarios d’Iron Butterfly et Sonny & Cher sacrifient la formidable dynamique de groupe du Buffalo Springfield en enregistrant séparément les composantes d’un premier LP éponyme sorti en décembre 1966. « Quand on a entendu l’album, on a dit : « Merde, ce n’est pas ce qu’on voulait. Ce n’est pas ce qu’on a fait. » Le mixage stéréo avait été fait en jour et demi et nous n’étions même pas présents. Ahmet Ertegun, qui connaît vraiment la musique, nous a toujours dit : « L’album n’est pas aussi bon que les démos » », se lamente Neil Young dans l’excellente biographie Shakey de Jimmy McDonough.
Une version mono de Buffalo Springfield augmentée du « For What It’s Worth » de Stephen Stills ressort en mars 1967, mais Neil Young déprime. Miné par les conflits d’ego internes, le manque d’enthousiasme de ses partenaires pour ses propres chansons et l’apparition de terrifiantes crises d’épilepsie, il quitte le groupe au printemps. Neil Young profite de cette pause pour rencontrer Jack Nitszche, le génial producteur et ingénieur du son qui jouera un rôle crucial dans la suite de sa carrière. Armé de bonnes intentions et de l’onirique « Expecting To Fly » enregistré avec des membres de la Wrecking Crew de Phil Spector, Neil Young retrouve un Buffalo Springfield moribond à l’automne 1967. Entre temps, Bruce Palmer a été renvoyé au Canada après s’être fait arrêter en possession de marijuana et le groupe s’est produit sans grand succès au Festival de Monterey. Malgré la présence de compositions d’exceptions (dont la suite folk-jazzy « Broken Arrow », « Bluebird », « Rock’n’Roll Woman » et le stonien « Mr Soul », un temps envisagé pour Otis Redding), les sessions d’un second album produites par Ahmet Ertegun sont entravées par le dirigisme et la mégalomanie exponentielle de Stephen Stills et, surtout, les tensions créatives entre L’Indien d’Hollywood et du cow-boy texan.
Buffalo Springfield Again paraît en octobre 1967 et s’impose comme l’opus magnum de la formation. Les ventes restent toutefois confidentielles, et les jours du groupe sont déjà comptés : une tournée désastreuse avec les Beach Boys en novembre est marquée par les arrestations en série de Bruce Palmer, revenu du Canada lesté au LSD, et de Stephen Stills, qui passe la nuit en prison avec Eric Clapton après une descente de police fructueuse à Topanga Canyon. Le soir du 26 janvier 1968, Stills et Young en viennent aux mains dans les loges de la Whittier High-School. À Jacksonville, en avril, un Dewey Martin ivre plonge torse nu dans la fosse. Les autorités stoppent la performance et demandent au groupe de quitter la scène. Chacun s’exécute à l’exception de Neil Young, victime de spasmes épileptiques au pied d’un ampli. Un ultime concert à Long Beach le 5 mai s’achève dans le pandomenium, comme en témoigne le chaotique « This Is It ! », un des rares témoignages live de la formation disponible dans le coffret Archives.
L’aventure Buffalo Springfield s’achève de manière posthume au bout de deux ans et un mois d’existence avec la sortie du contractuel Last Time Around en août 1968. Neil Young, à l’aube de sa carrière solo, n’a contribué qu’à hauteur de deux titres (« On The Way Home » et « I Am A Child ») à un album sans relief enregistré en solo par chacun de ses membres. Sur la pochette, le visage de Neil Young a été ajouté en post-production à ceux de ses partenaires. Une présence virtuelle qui anticipe plusieurs reformations épisodiques (deux concerts au Bridge School Benefit en 2010 avec Stephen Stills et Richie Furay, Bruce Palmer et Dewey Martin étant respectivement décédés en 2004 et 2009) et une série de shows en 2011, à la veille d’une tournée finalement annulée par un Young préférant renouer avec ses camarades de Crazy Horse. « Buffalo Springfield n’a jamais exprimé son potentiel », regrettait Neil Young en 1993. « Les disques ont été mal enregistrés. On manquait de direction de la part de quelqu’un qui savait vraiment ce qu’il se passait. Si nous avions eu un vrai producteur, ce groupe aurait été énorme, et, c’est plus important, aurait produit une musique exceptionnelle qu’on écouterait encore aujourd’hui. Buffalo Springfield était un échec. »
Buffalo Springfield What’s That Sound ? Complete Albums Collection (Rhino/Warner). Disponible le 29 juin en coffrets 5-CDs ou 5 vinyles mono et stéréo remasterisés sous la supervision de Neil Young.
Buffalo Springfield (1966)
“Go And Say Goodbye”
“Sit Down I Think I Love You”
“Leave”
“Nowadays Clancy Can’t Even Sing”
“Hot Dusty Roads”
“Everybody’s Wrong”
“Flying On The Ground Is Wrong”
“Burned”
“Do I Have To Come Right Out And Say It”
“Baby Don’t Scold Me”
“Out Of My Mind”
“Pay The Price”
“For What It’s Worth”
Buffalo Springfield Again (1967)
“Mr. Soul”
“A Child’s Claim To Fame”
“Everydays”
“Expecting To Fly”
“Bluebird”
“Hung Upside Down”
“Sad Memory”
“Good Time Boy”
“Rock And Roll Woman”
“Broken Arrow”
Last Time Around (1968)
“On The Way Home”
“It’s So Hard To Wait”
“Pretty Girl Why”
“Four Days Gone”
“Carefree Country Day”
“Special Care”
“The Hour Of Not Quite Rain”
“Questions”
“I Am A Child”
“Merry-Go-Round”
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