Le coffret “The Studio Albums 1978-1991”, disponible en vinyle et en CD, est l’occasion de se replonger dans l’œuvre du groupe de Mark Knopfler.
Imaginez un peu : nous sommes en septembre 2023, non, 2022, bon, allez, 2021, le monde va un peu moins mal, les masques et les gestes barrières ne sont plus obligatoires partout et tout le temps, le vaccin contre le Covid-19 a fini par prouver son efficacité. La musique live a ainsi repris ses droits, les tournées des grands groupes de rock sont redevenues d’actualité.
Ô surprise. Vingt-huit ans après la séparation de son groupe fétiche, le toujours débonnaire Mark Knopfler donne une conférence de presse pour annoncer une série de concerts avec Dire Straits ! « Je sais, je sais, commente sobrement le guitariste, chanteur et âme du groupe, j’avais annoncé ma retraite, mais on ne vit qu’une fois, et après ce que le monde vient de traverser, nous sommes dits avec les lads qu’il fallait faire plaisir à tous nos fans une dernière fois. Et, heu, oui, David, John et Pick, entre autres, seront bien à mes côtés… » De Paris à Londres en passant par Munich, Rome, Madrid, Lisbonne, Budapest, Vienne, Moscou et Glasgow, les places de concert se vendent à la vitesse de la lumière. La tournée européenne est sold out en quelques minutes ! Sur scène, Dire Straits est augmenté de deux claviéristes, d’une section de cuivres, et chaque soir des invités prestig…
Quoi, on peut rêver, non ?
En attendant ce fort improbable événement, votre Doc s’est replongé dans l’œuvre du merveilleux groupe emmené par l’Écossais le plus cool de sa génération. Pourquoi ? Parce que sur le modèle du coffret de The Police paru l’an dernier, Mercury Records publie une intégrale de ses enregistrements, “The Studio Albums 1978-1991”, disponible en vinyle et en CD (pas de jaloux).
J’ai usé les quatre premiers albums de Dire Straits jusqu’à la corde (le dernier un peu moins, et du coup je le redécouvre avec grand plaisir), mais je dois avouer qu’il y avait un bon moment que je ne n’avais pas dégusté le rock irrésistiblement laid back de ce groupe qui connut un succès phénoménal entre 1978 et 1995, et dont les ventes d’albums ont, comme chacun sait, atteint des sommets stratosphériques inimaginables aujourd’hui (ne me faites pas rire avec vos streamings et vos “vues”). Et qu’on se le dise : en cette année de m…, réécouter la musique de Dire Straits fait un bien fou. Pour jouer le jeu, votre Doc a donc réécouté chaque album dans l’ordre chronologique.
Tout commença donc en 1978 avec leur délicieusement anachronique – mais certainement pas revival – premier album éponyme, “Dire Straits”, paru en pleine raout punk/new wave. Dès les premières mesures de Down To The Waterline, ce captivant son de Fender Stratocaster – la marque Knopfler… – fait toujours son effet, magique, sur nos tympans. Ajoutez à ça le swing contagieux de la section rythmique – John Illsley à la basse, Pick Withers à la batterie –, le subtil accompagnement du petit-frère David Knopfler et, of course, la voix “jjcalo-bobdylanesque” du leader, et vous obtenez l’une des intros les plus mémorables de l’histoire du rock anglais : rarement un groupe aura ainsi signé son style, d’emblée (dans un genre bien différent, on songe à Led Zeppelin, dont le premier morceau du premier album, Good Times Bad Times, avait planté le décor de manière toute aussi instantanée). Au delà des chaleureuses inflexions bluesy de chaque chanson, de l’extraordinaire fluidité des soli de Mark Knopfler, c’est bien sûr Sultans Of Swing qui marqua les esprits, où l’art du storytelling du jeune leader – Mark Knopfler avait alors 28 ans – faisait merveille.
Un an plus tard, “Communiqué”, enregistré aux Bahamas, coproduit par le légendaire Jerry Wexler et Barry Edward Beckett (orfèvre des studios Muscle Shoals, qui joue des claviers sur le disque sous le pseudo de B. Bear) enfonçait tout en finesse le clou et fixait définitivement le son Dire Straits. Avec les mêmes recettes, mais sans donner l’impression de bêtement se répéter, le groupe de Mark Knopfler passe brillamment le cap, parfois difficile, du second album et aligne les classiques : Once Upon A Time In The West (et son beat reggae rappelant celui d’Haitian Divorce de Steely Dan, un groupe dont on reparlera plus bas), Where Do You Think You’re Going ?, la chanson-titre Communiqué, Lady Writer (sorte de remake déguisé de Sultans Of Swing) et le crépusculaire Follow Me Home final (marqué par ces entrelacs de guitare hypnotiques et le bruit des criquets). Oserais-je avouer que “Communiqué” est mon Dire Straits préféré ?
En 1981, après que Mark Knopfler et Pick Withers aient secondé nul autre que Bob Dylan himself dans “Slow Train Coming” – parlez-nous de consécration… –, Dire Straits signe avec “Making Movies”, coproduit cette fois avec Jimmy Iovine (Patti Smith, Bruce Springsteen, Tom Petty, Bob Seger…), un album dont la sonorité d’ensemble se démarque – sans rupture – de celle de deux premiers, même si la “patte” sonore et rythmique de Dire Knopfler, pardon, Mark Straits, saute aux oreilles dès le premier morceau, le groovy et cinématique Tunnel Of Love, où l’on remarque la présence de Roy Bittan, le claviériste du E. Street Band de Springsteen.
L’autre classique instantané de “Making Movies”, c’est bien sûr la ballade Romeo And Juliet, devenue au fil du temps un standard des love songs. Le riff ondulant d’Expresso Love n’est pas moins attachant, même si “Making Movies” est globalement moins addictif que “Dire Straits” et “Communiqué”. A cause de son “américanité” moins bien digérée-assumée que dans l’album suivant, “Love Over Gold” ? Voire…
Cette année-là, Mark Knopfler fut invité par Donald Fagen et Walter Becker, alias Steely Dan, à soloter sur Time Out Of Mind, l’un des joyaux de “Gaucho”. On raconte que le redoutable duo d’hyper-perfectionnistes fit tourner en bourrique l’ami Mark, qui réussit tout de même, après moult tentatives – et sans doute beaucoup de montages en post-prod’… – à graver un chouette solo.
Avec le splendide “Love Over Gold” en 1982, Dire Straits franchit un nouveau cap : quoique issu des glorieuses seventies, le band de Mark & Co va, fait rare, régner sur les eighties. Il faut dire que cet album frôle la perfection. Hal Lindes seconde désormais le Boss à la six-cordes, Alan Clark joue des claviers, tandis que le jazzman et sessionman Mike Mainieri (Billie Holiday, Buddy Rich, Wes Montgomery, Garland Jeffreys, Laura Nyro, Steve Khan, Billy Joel, Steps Ahead…) joue du vibraphone dans l’épique Love Over Gold – qui, aujourd’hui, pour oser un morceau de dix-huit minutes en ouverture d’un album ? Mainieri joue aussi du marimba dans Private Investigations, ballade sensuelle conclue par un légendaire riff-éclair comme tombé du ciel. Et si Private Investigations te rappelle Private Dancer de Tina Turner (1984), jeune lecteur, rien de plus normal : Mark Knoplfer est l’auteur des deux – parlez-nous d’un artiste en état de grâce… Petite aparté : en prime dans Private Dancer, le solo à couper le souffle (comme d’habitude) d’un autre trésor national de la guitare électrique grande-bretonne, Jeff Beck en personne. Et toujours à l’attention des plus jeunes, on rappellera qu’au même titre que “Dark Side Of The Moon” pour les électrophone et les chaînes stéréo, “Love Over Gold” fut en son temps – celui de l’avènement du compact disc – le disque préféré des démonstrateurs hi-fi aec “Friday Night In San-Francisco” de John McLaughlin, Al Di Meola et Paco de Lucia.
Avec l’ultra, l’hyper-populaire “Brothers In Arms” en 1985, on entre carrément dans une dimension galactique : plus de trente millions d’albums vendus dans le monde, près de deux millions en France ! Les fans de la premières heure, forcément plus puristes que les autres, font un peu la moue, mixage et sonorité eighties obligent. Mon beau-frère Jean-Michel a souvent dit que “Brothers In Arms” était à “Communiqué” ce que “Gaucho” de Steely Dan était à “Pretzel Logic”. Bref, un disque à la perfection glacée, mais qui n’a pas vraiment refroidi les ardeurs de l’écrasante majorité des fans du groupe… Terry Williams est officiellement derrière les fûts, mais c’est en réalité Omar Hakim qui s’y colle, l’année même où il faisait le bonheur de Weather Report et de Sting, qu’on retrouve sur le légendaire Money For Nothing, avec son fameux mantra « I want my MTVeeee… » (sans parler du fameux riff à la découpe “zztopienne” de Knopfler). Mike Mainieri est de retour dans The Man’s Too Strong, et ses vieux compères Michael (saxophone ténor) et Randy Brecker (trompette) ajoutent leur magie sur Your Latest Trick. Quant au dobro figurant au verso de la pochette, il est devenu aussi célèbre que Knopfler lui-même… [NB : Deux avant la sortie de “Brothers In Arms”, Mark Knopfler s’était déjà attaché les services de Mike Mainieri et de Michael Brecker pour la BO de “Local Hero”.]
Si la formation officielle à l’œuvre dans l’ultime opus studio du groupe, “On Every Street” (1991) est constituée de Mark Knopfler, John Illsey, Alan Clark et Guy Fletcher (déjà présent dans “Brothers In Arms”), ce noyau dur est augmenté par Chris White (flûte, saxophone), Paul Franklin (pedal steel guitar), Vince Gill, Phil Palmer (guitares), Danny Cummings (percussions) et Jeff Porcaro (batterie) – Porcaro étant remplacé par Manu Katché dans Heavy Fuel et Planet Of New Orleans. “On Every Street” se démarque de “Brothers In Arms” par un retour à un rock plus laid back – même la dimension atmosphérique n’est pas absente dans le plus rythmé Calling Elvis – sans pour autant répéter les formules des deux premiers albums. Knopfler signe avec The Bug son petit rock and roll hillbillysant quasi rituel. Les arrangements de cordes de Ticket To Heaven sont cosignés par Alan Clark et un certain George Martin… On adore aussi Planet Of New Orleans, son intro “jeffbeckienne” (clin d’œil entre guitar heroes ?) et le groove unique de Manu Katché.
Plaisir immense, vous l’aurez compris les ami.e.s, que de replonger tête baissée et oreilles grandes ouverte dans l’intégrale studio d’un groupe qui nous manque, et qui savait conjuguer la dimension accessible du rock mainstream et une musicalité jamais prise en défaut. Tout cela sous la direction d’un des plus grands guitaristes de ces quarante dernières années. Respect.
CD/LP “The Studio Albums 1978-1971” (Mercury Records / Universal, sortie le 9 octobre).