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L’esprit de Miles au pays du soleil levant

L’éphémère label East Wind (1974 / 1977), dont l’intégralité du catalogue vient d’être réédité en cd au Japon, abrite de manière égale un panel de musiciens nippons et américains dont, notamment, Andrew Hill, Art Farmer ou le prolixe Great Jazz Trio. Mais ce sont deux albums plutôt méconnus du trompettiste Shunzo Ohno et du claviériste Masabumi Kikuchi qui nous interpellent ici. Ils nous rappellent encore une fois l’impact inouï du virage électrique de Miles Davis dans la jazzosphère de l’époque.

La déflagration sonore que déclenche Miles au Osaka Festival Hall durant les trois jours de février 1975 marque les esprits nippons. Dans la fournaise du brasier électrique des guitares des nouveaux venus, Reggie Lucas et Pete Cosey, le trompettiste développe a l’extrême ses désirs hendrixiens. Fatigué et malade, il va, après cet ultime effort, s’éclipser pendant plus de cinq ans, laissant alors la voie libre à ceux qui vont faire fructifier ses expérimentations fertiles.
Les ponts jetés de cette fusion multidirectionnelle vont rapidement faire des émules. Shunzo Ohno et Masabumi Kikuchi, deux musiciens trentenaires reconnus de la scène jazz locale, vont rapidement suivre les traces de Miles. L’un et l’autre ne sont pas tout a fait inconnus outre atlantique, ayant respectivement côtoyés pendant leur séjour américain Art Blakey, Elvin Jones et Gil Evans, entres autres. Tous deux formés à l’école post-bop du début des seventies, la révolution davisienne les percute de plein fouet.

MILES Spirit Ohno CDEnregistré en 1974, l’étrange “Bubbles” est le premier album de Shunzo Ohno sur East Wind. Il ne laisse pas un souvenir impérissable mais dévoile de premières envies d’électricité. C’est plutôt son second opus qui nous interpelle : Le “choc Miles” l’a sans aucun doute profondément marqué, et “Something Coming”, enregistré un an plus tard, en est le véritable révélateur. Dès les premières mesures, le mimétisme du son et de la structure est flagrant. L’influence de Miles impacte le trompettiste nippon jusqu’a en décalquer incroyablement les codes. Le doute n’est plus permis à la lecture du casting réuni pour l’occasion : la guitare de Reggie Lucas, guitariste incendiaire des concerts d’Osaka, est associé aux claviers de Cedric Lawson, lui même présent sur les sessions légendaires d’“On The Corner” en 1972. Don Pate (ex-Byron Morris Unity) décline avec finesse une basse funk aux lignes répétitives et angulaires, marque de fabrique signifiante de Michael Henderson. Enfin, l’étonnante présence de Roy Haynes à la batterie surprend pour la furieuse et pulsative assise rythmique binaire funk-jazz qu’il imprime tout au long de la session. L’ensemble de la palette sonore est ainsi mis en place, explosif, en droite ligne de “Live/Evil” et d’“Agharta”,  et l’illusion en est presque parfaite : du bouillonnement sonore sur grooves rageurs, aux circonvolutions répétitives entrecoupées de tempos plus posés. Bourré de fuzz et de wah-wah mordantes, la guitare et les claviers de Reggie Lucas et Cedric Lawson, architecturent l’espace sur lequel la trompette d’Ohno endosse par caméléonisme absolu l’habit du Maître. En guise d’allégeance respectueuse et assumée,  il cite même, au cours du bien nommé I Remember What It Happened, en brillante clôture, quelques notes d’Ascenseur pour l’échafaud.

MILES Spirit Kikuchi CDMasabumi Kikuchi suit la même direction en enregistrant en août 1974 à New York “Wishes”. Il réunit lui aussi pour l’occasion, sous le nom de groupe Kochi, un casting davisien encore plus impressionnant. Sont ainsi convoqués rien de moins que Dave Liebman et Steve Grossmann, aux divers saxes et flûtes, Reggie Lucas encore et Anthony Jackson à la basse ainsi que, excusez du peu, les piliers Al Foster et MTume à la batterie et aux percussions ! C’est à Terumasa Hino, autre musicien nippon lui aussi fortement marqué par Miles (écoutez “Double Rainbow, Columbia records, 1981) qu’incombe la fonction cruciale de trompettiste.
Moins brut, et même coloré de quelques réminiscences traditionnelles nipponnes , “Wishes” renvoie plus particulièrement aux ambiances éthérées et dépressives qui peuplent “Get Up With It”. Les claviers de Kikuchi occupent l’espace et tissent la maille sonore comme pouvaient le faire Herbie Hancock, Keith Jarrett ou Joe Zawinul. Dans une semblable logique mimétique, il n’hésite pas à employer l’orgue Farfisa qui caractérise la masse sonore de Miles à son crépuscule. Reggie Lucas retrouve pour l’occasion les clefs du jeu mélancolique de Dominique Gaumont, jeune et talentueux guitariste météore de la galaxie Miles durant cette période mid seventies. L’ensemble du groupe est irréprochable et inspiré, notamment Dave Liebman et sa flute légère, prouvant ainsi leur indéniable importance dans l’évolution électrique du son de Miles. Pacific Hushes, qui ouvrait la face B du 33t de l’époque, est sans doute le morceau le plus réussi, notre pianiste semblant s’extraire du modèle pour en prolonger la voie de manière plus personnelle.

Alors ? Copié/collé indécent ? Plagiat sans intérêt sauf pour vos futurs blindtests ? Le temps de la polémique est sans doute révolu. Laissons plutôt libre cours au plaisir intact de (re)découvrir ces suiveurs passionnés et d’en apprécier sans œillères l’exercice de style. Seul Masabumi Kikuchi réitèrera l’expérience en 1981 avec l’album “Susto” (Columbia Records), comme pour combler modestement l’immense vide provoqué par le silence du Maître avant son retour. Shunzo Ohno, quant à lui, développera jusqu’au milieu des années 1980 un jazz-funk plus policé, et publiera notamment un “Manhattan Blue” en 1987, featuring, tiens, tiens, Mike Stern à la guitare et Darryl Jones à la basse, musiciens-clés du Miles des années 1980.
Parmi l’immense héritage de Miles, il serait injuste de ne pas se rappeler de ces talentueux musiciens nippons dont la sincérité, le respect et l’admiration pour cette musique ne saurait être mis en cause.

CD
Shunzo Ohno
: “Bubbles”, “Something Coming” (East Wind)
Masabumi Kikuchi : “Wishes” (East Wind)
En vente au rayon jazz de Gibert Joseph, Paris, 32 Boulevard Saint-Michel, 75006 Paris (http://www.gibertjoseph.com)