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Les drôles de desseins de Bilal

En 2001, Bilal débutait sa carrière en fanfare avec “1st Born Second”. D’aucuns voyaient en lui un artiste capable de s’élever au niveau des plus grands. Quatorze ans après, et avec seulement quatre albums persos dans sa musette, où en est cet auteur-compositeur qu’on disait surdoué ? Eléments de réponses, tandis que sort “In Another Life”, son nouvel opus.

Bilal Sayeed Oliver aurait-il enfin trouvé son rythme de croisière ? Deux ans après “A Love Surreal”, voici donc qu’il nous livre “In Another Life”. Un délai plus raisonnable que les neuf années qui s’étaient écoulées entre “1st Born Second” (2001) et “Airtight’s Revenge”. On se souvient que les espoirs de ce natif de Philadelphie, porté à ses débuts par la vague nu soul, s’étaient fracassés contre le mur d’incompréhension érigé par sa maison de disques d’alors, Interscope. Plus qu’un artiste nu soul parmi d’autres, les corporate guys d’Interscope voyaient en Bilal un rival potentiel de D’Angelo, voire un successeur possible de Prince (il est vrai que son timbre de voix et son petit grain de folie ont toujours évoqué le génial petit marquis de Minneapolis). Trop de pression sur un seul (jeune) homme ? Sans doute. Résulat : “Love For Sale”, son deuxième album, fut longtemps bloqué, jusqu’à finir par leaker sur le Net. Ajoutez à ça des concerts pas franchement folichons, fautes de musiciens dignes de son niveau, et voilà comment Bilal finit par incarner l’exemple-type du jeune-musicien-surdoué-trop-vite-broyé-par-le-système et qui ne réussit pas à tenir ses promesses.

BILAL 1st Born Second 2001On se souvient pourtant de la sensation qu’il fit aux Transmusicales de Rennes en 2000, en apparaissant sur scène avec Guru (en plein trip “Jazzmatazz Volume III”), puis avec rien moins qu’Herbie Hancock. Deux ans plus tôt, Q-Tip avait fait écouter l’une de ses maquettes au batteur-entremetteur de The Roots, l’incontournable Ahmir “Questlove” Thompson qui, dans la foulée, l’avait présenté à D’Angelo. Voilà comment notre jeune ami s’était retrouvé à participer aux désormais légendaires séances d’enregistrements foutraques et hyper-créatives qui donnèrent naissance à quelques albums-clés du mouvement nu soul dont, entre autres, “Voodoo” de D’Angelo, mais aussi “Mama’s Gun” d’Erykah Badu (Bilal lui composa plusieurs chansons, dont Props To The Lonely People, mais aucune d’entre elles ne parviendra à rester dans le final cut du disque) et “Like Water For Chocolate” de Common, sur lequel Bilal fait quelques apparitions mémorables.

BILAL Photo Kawai MatthewsPourtant, Bilal Sayeed (du nom de son père, musulman) Oliver (du nom de sa mère, chrétienne) est jazzman de cœur. Même si, avant le swing, et comme pour tant d’autres, la musique a commencé de le posséder body and soul à l’église. « J’ai appris la musique très jeune, nous confiait-il en 2001 à Paris. Ma mère m’a fait prendre des leçons de piano. Je chantais des spirituals quand nous allions à l’église. J’ai même enregistré à 12 ans avec un chœur gospel, Youth Delegation. Mon lycée, la Philadelphia High School for Creative and Performing Arts, laissait une grande place à l’expression musicale, ainsi que l’université où je me suis inscrit quand je me suis installé à New York, le Mannes College of Music. J’ai étudié diverses “régions” de la musique, quelques cours portaient même sur l’opéra, la musique classique, la voix. Solfège, théorie, travail de l’oreille, j’ai fait tout ça… » A New York, il finit par s’inscrire à la New School, où il se met à très sérieusement étudier le jazz. Il rencontre un pianiste de Philadelphie qui travaille dans la journée au Burger King du coin, Orrin Evans, qui finira par collaborer à son premier disque, tout en enregistrant pour le label jazz Criss Cross. « C’est au lycée que je me suis passionné pour le jazz, précisait-il, enthousiaste. J’apprenais par cœur les solos de Freddie Hubbard et de Miles Davis, je travaillais le scat en écoutant Lambert, Hendricks & Ross. Orrin Evans a été le premier à m’appeler pour un gig, à me laisser m’exprimer, me faire aller de l’avant sur ses accords insensés. »

BILAL Miles XDRÇa ne s’entend plus forcément beaucoup sur ses récents disques, mais Bilal adore le jazz. Et Miles Davis (cf. photo ci-contre). « J’aime tout Miles. Chaque aspect de sa vie me fascine. Il est toujours allé de l’avant, se régénérant, muant constamment. Miles faisait de la musique pour lui, et je dois faire comme lui. Tout ceux qui ont joué avec Miles – et même ceux qui l’écoutent – ont vagabondé dans son propre son. Miles les a transformés. Quand j’ai écouté “Bitches Brew” pour la première fois, ça m’a désorienté, surtout le premier disque. Puis, quand j’ai découvert “On The Corner” et “Agharta”, il m’a semblé que Miles avait trouvé le son qu’il cherchait. Dans “Bitches Brew”, il expérimentait beaucoup, commençait à trouver des solutions. » Il n’y a pas que Miles qui lui aille. La grande chanteuse Betty Carter l’avait aussi beaucoup marqué à ses débuts : « Elle a changé ma vie. Je l’ai rencontrée lors d’une masterclass. Elle m’a appris… l’espace ! Je me prenais pour le roi du scat. Et mes amis m’ont poussé à monter sur scène. Ç’a été terrible… Betty m’a dit : “Les gens font l’amour dans les espaces…” Avant, mes amis et mes profs me disaient toujours de respirer, de choisir mes notes, mais je ne comprenais pas. Avec elle, tout a pris un sens. Quand vous jouez une note, il faut prendre le temps d’y réfléchir, elle doit évoquer quelque chose. »

BILAL PochetteQuelques lustres après sa rencontre iniatique avec celle que l’on surnommait jadis “Betty Bebop”, il semble que Bilal soit désormais un adepte du less is more. Déjà, avec quatre albums en quatorze ans, on ne peut pas dire qu’il sature le marché ! [Mais, au fait, y a-t-il un “marché” pour les artistes soul qui essayent de faire de la musique un tant soit peu créative, contrairement aux pantins revivalistes qu’on essaye de régulièrement de nous imposer pour essayer de transformer la soul music en divertissement pour parc d”attraction ? Dernier simulacre “soul vintage” surmarketé en date, que tout le monde aura fort heureusement oublié dans cinq minutes : Leon Bridges.] Son nouveau disque, “In Another Life” – un titre qui en dit long sur sa volonté de se réinventer, loin du tumulte, voire loin de certaine réalité – confirme à la fois ce que l’on espérait et ce que l’on craignait : Bilal est un vrai original, mais aussi un marginal (ce qui en soi est loin d’être un défaut).

Chaque nouvelle écoute d’“In Another Life” le rend plus attachant, mais on se demande bien qui, sinon celles et ceux qui le suivent plus ou moins fidèlement depuis le début du siècle, pourrait être séduit durablement par cet opus low key, intimiste, doux-amer, teinté de spleen, à la fois soft et troublant. On sent bien que le budget n’est plus celui de “1st Born Second”, l’album a un côté home made qui le rend plus humain, plus vrai, mais qui l’empêchera sans doute de sortir de l’ombre. Bref, Bilal a plus de chance de se faire à nouveau répérer par le “grand public” grâce sa participation (décisive) à la superprod’ de Kendrick Lamar, “To Pimp A Butterfly”, que via son nouvel album – Lamar place d’ailleurs quelques rimes à la sauvette sur Money Over Love. N’empêche : on continuera de l’écouter plus longtemps que prévu. Puissiez-vous en faire de même… (Nous reviendrons sur “In Another Life” dans Jazz Magazine n° 676, sortie fin août.)

CD “In Another Life” (BBE / La Baleine)
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