Dans la plus grande salle du North Sea Jazz, le festival qui transforme les amoureux de musique(s) en zappeurs frénétiques et nomades, D’Angelo, le soulman miraculé, a donné un concert que l’envoyé spécial de muziq.fr n’est pas près d’oublier.
Il est 23 heures et des poussières. Alex Han ne tient pas en place : « Hey man, on reste écouter D’Angelo backstage, tu viens avec nous ? – Heu, avec plaisir, mais je n’ai pas de backstage pass… – Oh ?! Wait, wait… » Et le saxophoniste alto de Marcus Miller d’apostropher son patron : « Marcus, tu crois que tu peux donner ton passe à Fred ? » Réponse du patron, amusé, qui venait de passer une petite heure au North Sea Jazz Club pour un passionnant “question/réponse” : « Yeah, no problem, mon chapeau me servira de passe je pense… » Merci Marcus ! Et nous voilà donc en train de suivre Zébulon Han, ce qui amuse beaucoup un autre membre du groupe de Mister Miller, Mino Cinelu, le percussionniste à fleur de peaux, l’homme de mains des plus grands (Miles Davis, Weather Report, Sting, Kate Bush…), citoyen du monde et gentleman à la coolitude contagieuse. Pour rejoindre le backstage, nous sommes obligés d’arpenter les allées principales qui mènent au Nile. Plusieurs personnes abordent sans stress Speedy Han et Mino Cinelu. Compliments, selfies… Les musiciens rendent aux fans leurs sourires. Le North Sea Jazz est la planète des music lovers.
Comme Marcus Miller avait joué trois heures avant dans la même salle (cf. photo ci-contre, avec Mino Cinelu), le Nile, fort impressionnant hangar où l’on pourrait facilement faire entrer quatre Airbus A320, Super Han et ses super pouvoirs de persuasion nous invite à patienter dans la loge de son bassiste de patron avant que le concert de D’Angelo ne commence. Petit coup d’œil sur la feuille A4 scotchée sur la porte de la loge voisine, où il est écrit “D’Angelo and band”. Les odeurs d’herbe folle qui s’en échappent ne laissent planer aucun doute : le soulman et son band, The Vanguard, sont encore à l’intérieur.
Une vingtaine de minutes plus tard, après avoir refait le monde et échangé mes petits souvenirs milesdavissiens avec le trompettiste Lee Hogans et le batteur Louis Cato – Mino Cinelu, toujours élégant, évite de raconter les siens pour que je n’ai pas l’air trop ridicule –, je ressors de la loge du boss au chapeau plat (qui lui est en train de dédicacer ses disques sur le stand du magasin de disques Concerto). La porte de la loge de D’Angelo est toujours fermée. On entend distinctement des claquements de mains, toujours plus rapides et appuyés…
Puis les musiciens finissent par montrer le bout de leur museau. Un trompettiste, un saxophoniste, visiblement très potes avec Alex Han – et vas-y que j’te prends dans mes bras et que j’tape dans tes mains, paume contre paume, poing contre poing… (J’adore.) Tiens, Pino Palladino, le bassiste gallois d’origine italienne qui joue comme un Afro-Américain né à Oakland… Grand, élancé, démarche élastique, tout de noir vêtu. Et voilà Chris Dave, un rien envapé semble-t-il – mais on ne tardera pas à le constater : rien de tel pour rendre le groove encore plus hypnotique. Serait-ce Joi, qui remplace Kendra Foster ? Oui. On jurerait qu’elle a demandé conseil à Steve “Thundercat” Bruner pour le choix de son chapeau ! Entre le club de trappeurs canadiens et la tribu améridienne, ce Band a fière allure.
Coup d’œil furtif n° 7 : une silhouette massive… Un manteau surplus US Army remixé Vivianne Westwood (ou quelque chose comme ça)… Suivez mon regard… Oui, c’est lui, Michael “D’Angelo” Archer. Sans doute pas l’aura d’un Stevie Wonder ou d’un Prince mais, tout de même, une allure singulière, quelque chose de fébrile et d’envoûtant qui émane de ce personnage qu’on sait – ou qu ’on imagine – un rien torturé.
Quelques minutes avant le début du concert (les voix qui crépitent dans les talkie-walkies sont des signes qui ne trompent pas), on quitte l’espace des loges pour rejoindre le côté gauche de la scène. Sur une petite estrade, une quarantaine de personnes font déjà chauffer les portables. Les réseaux sociaux vont fumer. Mino Cinelu twitte à gogo, tous les musiciens de Marcus Miller sont là. Alex Han, Louis Cato, Lee Hogans et le pianiste Brett Williams s’allument et se chambrent gentiment. Ainsi mélangé avec le reste du public, ils ont l’air encore plus jeune que sur scène…
Fumigène, intro pré-enregistrée, groove poisseux… Une vague de chaleur traverse toute la salle… L’estrade du backstage bat la chamade, les « whooooo » et les « yeeeaaaah » fusent, les écrans de portables forment un kaléidoscope avec la même image, animée ou non, zoomée ou pas, c’est selon. Attention mesdames et messieurs… Ain’t That Easy !
Quelques mois après le concert parisien qu’il avait donné dans le sillage de “Black Messiah”, son troisième album studio (en vingt ans de carrière !), revoir D’Angelo And The Vanguard dans de telles conditions a, il faut bien l’avouer, quelque chose d’excitant. Gâché par une sono méchamment défaillante, le concert du Palais des Congrès m’avait laissé sur ma faim. Mais ce soir, pas de vilaine enceintes crachotantes entre mes oreilles et la musique. (Mais gageons que si j’avais vu ce concert du fond du Nile, mon plaisir aurait été noyé dans la foule et dilué dans les décibels…) Le son du groupe, rien que le son du groupe, à portée de tympans !
Et quel groupe ! Une densité sonique à couper le souffle, une machine à groover alimentée en courant continu par l’insécable et monstrueux duo PinoPalladino-Chris Dave. Aux guitares, Jesse Johnson (cf. photo, plus bas, avec d’Angelo) et Isaiah Sharkey se partagent idéalement le job. Johnson, look touareg chic, est un rêve de guitariste rythmique, un funkster-rocker post-Hendrix, post-Hazel, post-Prince… (Ah !, s’il se “lâchait” encore plus quand il passe en mode solo…) Sharkey aligne des chorus volontiers jazzy, limite-bensoniens parfois – celui de Really Love nous a bluffé. J’allais oublier : D’Angelo joue de la guitare aussi. Mais chacun sait que Prince n’a que peu de soucis à se faire…
Sachant d’emblée que son set ne pouvait guère dépasser les soixante-quinze minutes, D’Angelo n’étire pas jusqu’à plus soif ses meilleurs morceaux, si ce n’est un Brown Sugar caramélisé à souhait qui fond dans l’oreille, et pas sur scène. Tout s’enchaîne idéalement, et seul Really Love, toujours plus saisissant, fait retomber la pression funky quelques minutes – How Does It Feel n’était pas dans la set list… Pouvoir apprécier au plus près ce concert nous fit prendre conscience,
mieux que jamais, de la magnificence vocale de “D’”, de sa voix d’ange lovée dans son corps de matou un rien pataud. Realité sensuelle augmentée par Jermaine Homes, Red Middleton et Joi, choristes essentiels qui ancrent les vocalises angéloïques dans la grande tradition d’Al Green et de Marvin Gaye, ces messagers brûlants du chant pluriel et des voix démultipliées comme à l’infini.
La musique de D’Angelo n’est en rien crossover, ne fait aucune concession à l’air du temps et continue d’irriguer le sillon qu’elle a commencé de creuser au mitan des années 1990. Ce concert sans temps mort l’a transcendée, dans sa plus brûlante authenticité. Intemporelle et futuriste, soul, funk et psychédélique, la musique de D’Angelo est tout simplement nécessaire.
PS 1 : “Black Messiah” est à nouveau en rotation lourde sur mon i-Pod. Comme un bœuf bourguignon réchauffé, il est encore meilleur que lors des premières écoutes, fin 2014. Je ne regrette pas une seule seconde mon “Choc” Jazz Magazine (n° 670, p. 62).
PS 2 : Big up à au team de la BNP Paribas et à Jean-Jacques Goron, qui lui, le veinard, a vu Prince au NSJ en 2013… Bon, suite à mon kidnapping consentant par la bande à Marcus, j’ai loupé les frites à la mayo de minuit le vendredi soir, mais ce fut que partie remise…
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